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TROISIÈME PARTIE.

frayé du présage, je ne désirais plus de le détourner ; je ne voyais plus la vie que dans l’amour, et je me plaisais à penser que si je périssais foudroyé dans la jeunesse par quelqu’un des événements qui menacent un caractère tel que le mien, je périrais dans l’ardeur de ma passion pour toi, et longtemps avant que l’âge eût refroidi mon cœur.

Dis-moi, Delphine, pourquoi la pensée de la mort se mêle avec une sorte de charme aux transports de l’amour ? Ces transports vous font-ils toucher aux limites de l’existence ? Est-ce qu’on éprouve en soi-même des émotions plus fortes que les organes de la nature humaine, des émotions qui font désirer à l’âme de briser tous ses liens pour s’unir, pour se confondre plus intimement encore avec l’objet qu’elle aime ? Ah ! Delphine, que je suis heureux ! que je suis attendri ! mes yeux sans cesse remplis de larmes, ma voix émue, mes pas lents et rêveurs, pourraient me donner l’apparence du plus faible des êtres. Mon caractère, cependant, est loin d’être amolli ; mais c’est un état extraordinaire que cette inépuisable source d’impressions sensibles, qui se répand dans tout mon être. L’air déchirait hier ma poitrine oppressée, ce matin il me semble que je respire l’amour et le bonheur.

Ah ! que j’aime la vie ! chaque mouvement, chaque pensée qui me rappelle l’existence est un plaisir que je voudrais prolonger ; je retiens le temps comme un bienfaiteur.

Delphine, nous serons une fois malheureux, ainsi le veut la destinée ; mais nous n’aurons jamais le droit de nous plaindre. J’ai senti les battements de ton cœur sur le mien, tes bras m’ont serré de toute la puissance de ton âme ; ces peines, ces inquiétudes, ces doutes qui pèsent toujours au dedans de nous-mêmes et troublent en secret nos meilleurs sentiments, ces infirmités de l’être moral enfin avaient disparu tout à coup en moi. J’étais libre, généreux, fier, éloquent ; s’il eût fallu dans ce moment étonner les hommes par le plus intrépide courage, les entraîner par des expressions enflammées, j’en étais capable, j’en étais digne, et nul génie mortel n’aurait pu s’égaler à ton heureux amant. C’est avec cet enthousiasme d’amour, que toi seule au monde peut inspirer, que je saurai tromper l’ivresse où me jette ta beauté ; si quelquefois cet effort m’est pénible, rappelle-toi que tu tiens de mon aveu même qu’hier, hier ! rien ne manquait à mon bonheur.

Delphine, je te verrai ce soir, je le puis sans le moindre inconvénient : tout s’arrange, tout est facile ; les plus petites circonstances secondent mes désirs ; je suis un être favorisé du