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TROISIÈME PARTIE.

de Léonce, pour me dérober à ses recherches. J’étais convaincue par ses lettres que je ne pourrais jamais obtenir de lui la promesse de ne pas me suivre. Craignant que d’un instant à l’autre il ne découvrît ma retraite, je me décidai à partir, en faisant un détour pour regagner la route du Midi. Le soir même où je vous le mandai, ma résolution fut prise et exécutée. J’étais soutenue, je crois, dans ce grand effort, par la fièvre que la solitude et la douleur m’avaient donnée ; une exaltation forcée m’animait, et j’étais si pressée d’accomplir mon cruel sacrifice, que je montai dans ma voiture un quart d’heure après m’être déterminée à m’en aller. Je laissai Antoine à Paris pour arranger mes affaires, et, n’ayant avec moi que ma femme de chambre, je partis dans un état qui ressemblait bien plus à l’égarement du délire qu’au triomphe de la raison.

La nuit était noire et le froid assez vif ; je jetai mon mouchoir sur ma tête, et, m’enfonçant dans ma voiture, son mouvement m’emporta pendant trois heures sans me faire changer d’attitude. Étourdie par cette course rapide, je ne suivais aucune idée, je les repoussais toutes successivement : néanmoins c’était en vain que je cherchais à confondre, dans mon trouble, les souvenirs et les regrets qui se présentaient à moi ; je parvenais à obscurcir ce qui se passait dans mon esprit, mais rien ne calmait ma douleur. Je m’imagine que l’état de mon âme avait quelque ressemblance alors avec celui des malheureux condamnés à mort, lorsque, ne se sentant pas la force d’envisager cette idée, ils essayent d’étouffer en eux toute faculté de réflexion.

Un air glacé, dont je ne m’étais point garantie, me causait de temps en temps des sensations assez pénibles, et cette souffrance me faisait un peu de bien. Je pressais quelquefois mon mouchoir sur ma bouche, jusqu’au point de m’ôter la respiration pendant un moment, afin de détourner par un autre genre de douleur la pensée que je redoutais comme un fantôme persécuteur. Je ne sais ce qui me serait arrivé, lorsque, après de vains efforts pour échapper à moi-même, j’aurais considéré dans son entier le sort que je m’imposais. Mais j’étais parvenue, je crois, à cet excès de malheur qui fait descendre sur nous le secours de la clémence divine.

Un événement que je pourrais appeler surnaturel, du moins par l’impression que j’en ai reçue, vint tout à coup changer mon état, et me délivrer des tourments du désespoir. J’entendis mes postillons qui criaient : « Pourquoi voulez-vous nous arrêter ? Qui êtes-vous ? Rangez-vous à l’instant, rangez-vous. »