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DELPHINE.

funestes que vous ne verrez pas sans frémir. Adieu ; je ne m’arrête plus que je n’aie rencontré la mort ou vous.

LETTRE VIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 14 décembre 1790.

Je reste, ma chère Louise ! Ce mot est peut-être bien coupable ; mais si vous le pardonnez, tout ce que j’ai à vous dire ne servira qu’à me justifier.

Vous savez dans quel état j’étais quand je me défendais de le voir ; je prenais ma douleur pour le trouble le plus coupable et le plus dangereux : maintenant que je suis résolue à ne plus le quitter, je suis calme, je ne me crains plus ; ce qu’il me fallait, c’était le voir et lui parler. Je ne forme pas un souhait, à présent que ce bonheur m’est assuré ; je suis certaine de passer ainsi toutes les années de ma jeunesse, sans avoir même à combattre un seul mouvement condamnable. Je serai son amie, tous les sentiments de mon cœur lui seront consacrés ; mais cette union ne nous inspirera jamais que les plus nobles vertus.

Louise, je luttais contre la nature et la morale en me séparant de lui. Je voulais triompher de l’horreur que m’inspirait l’idée de le faire souffrir, je devais donc être agitée sans cesse par une incertitude déchirante ; ne sachant si j’étais vertueuse ou criminelle, barbare ou généreuse, tout était confondu dans mon esprit. Je crois comprendre à présent ce qu’il faut accorder à mes devoirs, et je les concilierai. Peut-être ne pourrai-je conserver ce qu’on appelle dans le monde une existence et de la réputation ; mais songez-vous pour quel prix je les expose ? c’est pour le voir et le voir sans remords ! Que les ennemis inventent à leur gré des calomnies, des persécutions, des peines ; ils n’en trouveront point que je ne méprise au sein d’un tel bonheur. L’amour, tel que je le sens, ne me laisse craindre que le crime ou la mort : le reste des maux de la vie ne s’offre à moi que comme ces brouillards lointains et passagers qui fixent à peine un instant nos regards.

Il faut vous raconter, ma sœur, la scène terrible et douce qui a décidé de mon sort.

Madame d’Artenas, témoin, malgré moi, de mon refus de voir mon ami et de la douleur que j’en éprouvais, s’était rendue maîtresse de mon secret, et m’avait emmenée chez elle à l’insu