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DELPHINE.

dame de Vernon, je vous entendais parler sur la vertu, sur la raison, analyser les idées les plus profondes, démêler les rapports les plus délicats, je m’éclairais en vous écoutant, je comprenais mieux le but de l’existence, je pressentais avec plaisir l’utile direction que je pourrais donner à mes pensées. L’amour, quand c’est vous qui l’inspirez, ennoblit l’âme, développe l’esprit, perfectionne le caractère ; vous exercez votre pouvoir, comme une influence bienfaisante, non comme un feu destructeur. Depuis que je ne vous vois plus, je me sens dégradé, je ne fais plus rien de moi-même ; je compare, en frémissant, la douleur qui m’attend à celle que j’ai déjà sentie : j’essaye de recourir à des distractions impuissantes, et je me dis souvent qu’il vaudrait mieux se donner la mort qu’être occupé sans cesse à fuir la vie.

Delphine, ce ne sont pas là les peines ordinaires d’un amour malheureux, celles dont le temps, ou l’absence, ou la raison peuvent triompher ; c’est un besoin de l’âme, toujours plus impérieux, plus on veut le combattre. Votre visage ne ferait pas l’enchantement de mes regards, la jeunesse ne prodiguerait pas tous ses charmes à votre taille ravissante, que j’éprouverais encore pour vous le sentiment le plus tendre. Vos idées et vos paroles auraient sur moi tant d’empire, qu’après vous avoir entendue, jamais je ne pourrais aimer une autre femme. Ah ! mon amie, ne le sens-tu pas comme moi ? l’univers et les siècles se fatiguent à parler d’amour ; mais une fois, dans je ne sais combien de milliers de chances, deux êtres se répondent par toutes les facultés de leur esprit et de leur âme ; ils ne sont heureux qu’ensemble, animés que lorsqu’ils se parlent ; la nature n’a rien voulu donner à chacun des deux qu’à demi, et la pensée de l’un ne se termine que par la pensée de l’autre.

S’il en est ainsi de nous, ma Delphine, quels efforts insensés veux-tu donc, essayer ? Tu me reviendras dans quelques années ; si je vis, si nous vivons, tu me reviendras, ne pouvant plus lutter contre la destinée du cœur ; mais alors il ne nous restera que des âmes abattues par une trop longue infortune ; nous n’aurons plus la force de nous relever, et de soutenir, sans en être accablés, cette masse de douleurs que la nature fait peser sur la fin de la vie.

Delphine ! Delphine ! crois-moi quand je te jure de respecter tous les devoirs, toutes les vertus que tu me commandes ; après un tel serment, tu n’as pas le droit de me refuser. Tu parles de ta faiblesse, tu prétends la craindre : ah ! cruelle, combien tu