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DELPHINE.

que j’ai renoncé à tout dans cette vie pour vous assurer le bonheur des liens domestiques, et vous pourrez mêler un souvenir tendre de moi à vos jouissances les plus pures.

LETTRE V. — LÉONCE À DELPHINE.

Vous n’êtes plus dans votre maison, vous l’avez quittée pour me fuir ; je ne puis retrouver vos traces ; je parcours comme un furieux tous les lieux où vous pouvez être. Non, ce n’est pas de la vertu qu’une telle conduite ; pour y persister, il faut être insensible. À quoi me servirait de vous peindre mes douleurs ? vous avez bravé tout ce que pouvait m’inspirer mon désespoir ! Cependant rassemblez tout ce que vous avez de forces, car je mettrai votre âme à de rudes épreuves, et s’il vous reste encore quelque bonté, votre résolution vous coûtera cher.

J’ai été à Bellerive, à Cernay, chez madame de Lebensei ; elle m’a juré, d’un air qui me semblait vrai, qu’elle ignorait où vous étiez. Je suis revenu, j’ai été trouver votre valet de chambre Antoine ; vous raconterai-je ce que j’ai fait pour obtenir de lui votre secret. Je crois qu’il le sait, car il m’a presque promis de vous faire parvenir demain cette lettre ; mais rien n’a pu l’engager à me le dire. Je me suis promené le reste du jour, enveloppé de mon manteau, dans votre rue ou dans celles qui y conduisent : j’étais là pour m’attacher aux pas d’Antoine. Malheureux que je suis ! réduit à me servir des plus odieux moyens pour obtenir de vous, qui croyez m’aimer, une grâce que vous ne devriez pas refuser au dernier des hommes.

Chaque fois que de loin j’apercevais une femme qui pouvait me faire un instant d’illusion, j’approchais avec un saisissement douloureux, et je reculais bientôt, indigné d’avoir pu m’y méprendre. Je me sentais de l’irritation contre tous les êtres qui allaient, venaient, s’agitaient, passaient à côté de moi, sans avoir rien à me dire de vous, sans s’inquiéter de mon supplice. Le soir, ne craignant plus enfin d’être reconnu, j’ai pu me reposer quelques moments sur un banc près de votre porte et recevoir sur ma tête la pluie glacée qui tombait hier. Mais le douloureux plaisir de m’abandonner à mes réflexions ne m’était pas même accordé. J’écoutais, je regardais avec une attention soutenue tout ce qui pouvait se passer autour de votre maison ; mes pensées étaient sans cesse interrompues, sans que mon âme fût un instant soulagée. Je me levais à chaque moment,