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TROISIÈME PARTIE.

vous pas enfin la liberté d’aller en Languedoc ? Je suis cachée dans un lieu où vous ne pouvez me découvrir, et je n’attends, pour me mettre en route, que votre promesse de ne pas me suivre. Ah ! Léonce, quand je sacrifie toute ma destinée à Mathilde, voulez-vous qu’un éclat funeste empoisonne sa vie, sans nous réunir !

Oui, Léonce, votre devoir et le mien, c’est de ne pas rendre Mathilde infortunée. La morale, qui défend de jamais causer le malheur de personne, est au-dessus de tous les doutes du cœur et de la raison ; plus je souffre, plus je frémis de faire souffrir ; et ma sympathie pour la douleur des autres s’augmente avec mes propres douleurs. Ne vous appuyez point de ce sentiment pour me reprocher vos peines. Votre malheur à vous, Léonce, c’est le mien ; je ne puis tromper assez ma conscience pour me persuader que la bonté me commande de ne pas vous affliger. Ah ! c’est à moi, c’est à ma passion que je céderais en consolant votre cœur ; je ne ferai jamais rien pour toi qui ne soit inspiré par l’amour.

Léonce, pourquoi vous le cacherais-je ? je ne dois rien taire après ce que j’ai dit. Si je n’avais compromis que moi, en passant ma vie avec vous ; si je n’avais détruit que ma réputation et ce contentement intérieur dont je faisais ma gloire et mon repos, j’aurais livré mon sort à toutes les adversités qu’entraîne un sentiment condamnable ; j’aurais prosterné devant toi cette fierté, le premier de mes biens, quand je ne te connaissais pas : quoi qu’il pût en arriver, je te reverrais, et ce bonheur me ferait vivre ou me consolerait de mourir. Mais il s’agit du sort d’une autre, et l’amour même ne pourrait triompher dans mon cœur des remords que j’éprouverais, si j’immolais Mathilde à mon bonheur. J’ai promis à sa mère mourante de la protéger ; et, quelque coupable que fût la malheureuse Sophie, c’est sur cette promesse que s’est reposée sa dernière pensée. Qui pourrait absoudre d’un crime envers les morts ? quelle voix dirait qu’ils ont pardonné ?

Mathilde elle-même n’est-elle pas la compagne de mon enfance ? Ne me suis-je pas liée à son sort en le protégeant ? Je recevrais votre vie qui lui est due ! je la dépouillerais à dix-huit ans de tout son avenir ! Non, Léonce ; accordez à Mathilde ce qui suffit à son repos, votre temps, vos soins ; elle ignore que vous m’aimez, elle me devra de l’ignorer toujours : cette idée me calmera, je l’espère, dans les moments de désespoir dont je ne puis encore me défendre. Léonce, vous serez heureux un jour par les affections de famille ; vous n’oublierez pas alors