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DELPHINE.

« Quoi ! me dit-elle, ne voyez-vous pas qu’il me reste à peine vingt-quatre heures à vivre ! Il y a seulement trois jours, ma chère Delphine, que je suis contente de moi ; laissez-moi donc vous communiquer toutes mes pensées, apprendre de vous si elles sont bonnes, si elles sont dignes de ce Dieu protecteur que vous prierez pour moi avec cette voix angélique qui doit pénétrer jusqu’à lui. Mais allez vous reposer, ajouta-t-elle ; vous redescendrez dans quelques heures : j’entends madame de Lebensei qui revient ; elle me plaît, elle a l’air de m’aimer : et ma fille ! hélas ! j’ai mérité ce que j’éprouve, jamais aucune confiance n’a existé entre nous. Adieu pour un moment, Delphine ; mon cher enfant, adieu. » Elle me dit ces derniers mots avec le même accent, le même geste que dans sa grâce et dans sa santé parfaites. Cet éclair de vie à travers les ombres de la mort m’émut profondément et je m’éloignai pour lui cacher mes pleurs.

En remontant chez moi, je trouvai Mathilde qui m’attendait : il fallut lui dire le refus de sa mère ; elle en éprouva d’abord une douleur qui me toucha ; mais bientôt, m’annonçant ce qu’elle appelait son devoir, j’eus à combattre les projets les plus durs et les plus violents. Elle me répéta plusieurs fois qu’elle voulait entrer chez sa mère, lui mener le prêtre quand il reviendrait, et la sauver enfin à tout prix. Elle accusait madame de Lebensei de tout le mal, et se croyait obligée de ne pas approcher du lit de sa mère mourante, tant qu’auprès de ce lit il y avait une femme divorcée. Que sais-je ! ses discours étaient un mélange de tout ce qu’un esprit borné et une superstition fanatique peuvent produire dans une personne qui n’est pas méchante, mais dont le cœur n’est pas assez sensible pour l’emporter sur toutes ses erreurs. Ce ne sont point ses opinions seules qu’il faut en accuser : Thérèse en a de semblables, mais son caractère doux et tendre puise à la même source des sentiments tout à fait opposés.

J’essayai vainement, pendant une heure, toutes les armes de la raison pour arriver jusqu’à la conviction de Mathilde : on l’avait munie d’une phrase contre tous les arguments possibles ; cette phrase ne répondait à rien, mais elle suffisait pour l’entretenir dans son opiniâtreté. Je n’aurais rien obtenu d’elle si j’avais continué à chercher à la persuader ; mais j’eus heureusement l’idée de lui proposer un délai de vingt-quatre heures : elle saisit cette offre, qui peut-être la tirait de son embarras intérieur. Hélas ! qui sait si Sophie sera en vie dans vingt-quatre heures ! Je ne la quitterai plus, de peur que Mathilde, revenant