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DELPHINE.

pouviez nuire ainsi très-sérieusement à votre réputation ; et Léonce a non-seulement de la jalousie dans le caractère, mais une sorte de susceptibilité sur les torts d’une femme envers lui, ou sur ceux qu’elle peut avoir aux yeux des autres, dont il est aisé de tirer avantage pour l’irriter même contre celle qu’il aime. Enfin Léonce partit pour l’Espagne : vous me proposâtes d’aller avec vous à Montpellier, et me croyant sûre, Léonce étant absent, de pouvoir conserver votre amitié, je revins avec vous du fond de mon cœur, avec la tendresse la plus vive que j’aie jamais éprouvée pour personne. Quand j’acceptai de vous un nouveau service, j’étais digne de le recevoir ; je crus au bonheur plus que je n’y avais cru de ma vie : ma santé se rétablissait, et l’espoir de passer le reste de mes jours avec vous rafraîchissait mon âme flétrie. C’est alors qu’un enfant a découvert le secret le mieux caché : c’est la punition d’une femme qui se croyait habile en dissimulation, que d’être déjouée par un enfant, quand elle avait réussi à tromper les hommes.

Cet événement m’a tuée ; la maladie dont je meurs vient de là. Vous avez été offensée, avec raison, de la manière dont je me suis conduite, lorsque tout vous fut révélé ; mais notre liaison ne pouvait plus subsister, je voulais éviter des scènes douloureuses. Plus je me sentais coupable, plus je souffrais, plus je voulais le cacher. Vous pouviez me perdre auprès de Léonce ; je ne cherchai point à vous adoucir : je pouvais, il est vrai, me confier en votre générosité ; mais ne repoussez pas le peu de bien que je dis de moi-même ; c’est, je vous le jure, parce que je vous aimais encore, qu’il me fut impossible de vous implorer.

Il ne me convenait pas, tant que je continuais à vivre dans le monde, que l’on connût la véritable cause de notre brouillerie. Je me trouvais engagée à suivre mon caractère, à mettre de l’art dans ma défense ; cependant ce caractère éprouvait déjà beaucoup de changement dans le secret de moi-même. Mais, après quarante ans, les habitudes dirigent encore, alors même que les sentiments ne sont plus d’accord avec elles. Il faut de longues réflexions ou de fortes secousses pour corriger les défauts de toute la vie ; un repentir de quelques jours n’a pas ce pouvoir.

Quand je vous rencontrai avant-hier, au moment de votre départ ; quand je vis le regard doux et sensible que vous jetâtes sur moi, j’éprouvai une émotion si profonde et si vive, qu’elle a beaucoup hâté la fin de ma vie. J’aurais voulu vous retenir à l’instant, pour vous révéler mes secrets ; mais il fallait