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DEUXIÈME PARTIE.

homme aussi remarquable, j’avais contracté l’obligation de l’unir à lui, et que je ne faisais qu’accomplir mon devoir de mère en employant tous les moyens possibles pour déterminer Léonce à l’épouser.

À cet intérêt se joignit une opinion qui ne peut pas m’excuser à vos yeux, mais dont je conserve néanmoins encore la conviction intime : je ne crois pas que le caractère de Léonce eût jamais pu vous rendre heureuse. Je sais qu’il y a de grandes qualités par lesquelles vous pouvez vous ressembler ; mais, je l’ai remarqué, dans cet entretien même, où j’ai mérité tous mes malheurs en trahissant votre confiance, ce n’était point la jalousie seule qui agissait sur lui : j’exerçais un grand empire sur les mouvements de son âme en lui disant que l’opinion générale vous était contraire, et qu’on le blâmait de rechercher une femme qui s’était publiquement compromise. Chaque fois que j’en appelais pour le décider à ce qu’il devait à sa propre considération, je lui causais une rougeur, une agitation qui ne se serait pas entièrement calmée quand même on lui aurait prouvé que les apparences seules étaient contre vous.

Vous savez maintenant, non mon excuse, mais l’explication de ma conduite. Mon plus grand tort fut d’arracher à Léonce son consentement, et de l’entraîner à l’église avant que vous eussiez eu le temps de vous revoir : j’en ai été punie. Il n’est résulté pour moi que des peines de ce malheureux mariage ; ma fille s’est éloignée de moi ; elle n’a voulu se prêter à rien de ce que je souhaitais : je me suis jetée dans les distractions qui suspendent toutes les inquiétudes de l’âme ; j’ai joué, j’ai veillé toutes les nuits ; je sentais qu’en me conduisant ainsi j’abrégeais ma vie, et cette idée m’était assez douce.

Je craignais à chaque instant que le hasard n’amenât un éclaircissement entre Léonce et vous : si j’ai mis alors tant d’intérêt à l’empêcher, c’était surtout dans l’espoir de conserver, ou de dérober même votre amitié que je ne méritais plus ; le mariage que je voulais était conclu, mais il fallait que l’absence de Léonce me laissât le temps de vous engager à l’oublier, et peut-être alors auriez-vous formé d’autres liens, qui vous auraient rendue plus indifférente aux moyens employés pour vous brouiller avec M. de Mondoville. Pendant deux mois qu’il a différé le voyage qu’il projetait, j’ai su tout ce que vous faisiez l’un et l’autre, afin de prévenir l’explication que je redoutais mortellement. Votre caractère et celui de Léonce rendaient cette entreprise plus facile : vous vous occupiez de M. de Serbellane, à cause de madame d’Ervins, sans songer qu’à votre âge vous