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DEUXIÈME PARTIE.

Cependant mon âme n’était plus accessible à des sentiments assez forts pour me changer ; il fallait, pour être aimée d’une personne comme vous, que je cachasse mon véritable caractère, et j’étudiais le vôtre pour y conformer en apparence le mien. Cette feinte, quoiqu’elle eût pour but de vous plaire, dénaturait extrêmement le charme de l’amitié. Votre mari mourut : je vous avais dit que je désirais achever l’éducation de ma fille à Paris, vous m’offrîtes aussitôt d’y venir avec moi et de me prêter quarante mille livres, qui m’étaient nécessaires pour m’y établir ; j’acceptai ce service, et voilà ce qui a commencé à dépraver mon attachement pour vous.

Vous étiez si jeune et si vive, que je ne vous regardais absolument que comme un plaisir dans ma vie ; de ce moment, je pensai que vous pouviez m’être utile, et j’examinai votre caractère sous ce rapport. J’aperçus bientôt que vous étiez dominée par vos qualités, la bonté, la générosité, la confiance, comme on l’est par des passions, et qu’il vous était presque aussi difficile de résister à vos vertus, peut-être inconsidérées, qu’à d’autres de combattre leurs vices. L’indépendance de vos opinions, la tournure romanesque de votre manière de voir et d’agir, me parurent en contraste avec la société dans laquelle vos goûts, vos succès, votre rang et vos richesses devaient vous placer. Je prévis aisément que vos agréments et vos avantages inspireraient pour vous des sentiments passionnés, mais vous feraient des ennemis, et dans la lutte que vous étiez destinée à soutenir contre l’envie et l’amour, je pensai que je pourrais aisément prendre un grand ascendant sur vous.

Je n’avais alors, je vous le jure, d’autre intention que de faire servir cet ascendant à notre bonheur réciproque ; mais le sentiment que vous inspirâtes à Léonce changea ma disposition. Je mettais une grande importance au mariage de ma fille avec lui, et je vous en ai dans le temps développé tous les motifs ; ils étaient tels, que votre générosité même ne pouvait diminuer leur influence sur mon sort : je ne pouvais, sans ce mariage, être dispensée de rendre compte de la fortune de M. de Vernon, ni donner une existence convenable à ma fille, ni conserver mon état à Paris.

Il y avait quelques-unes de mes dettes que je ne vous avais pas avouées, entre autres celle à M. de Clarimin. Je me croyais sûre de son silence ; j’étais loin de penser qu’il fût capable de la conduite qu’il a tenue envers moi ; je le connaissais depuis mon enfance : c’est le seul homme qui m’ait trompée, parce que, de tout temps, il s’est montré à moi comme très-immoral,