Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
219
DEUXIÈME PARTIE.

morale, je ne pensais pas qu’elle pût regarder les opprimés. Je n’étouffai point ma conscience ; car, en vérité, jusqu’au jour où je vous ai trompée, elle ne m’a rien reproché.

M. de Vernon n’avait point un caractère insouciant comme mon tuteur ; mais il avait, avant tout, la peur d’être gouverné, et néanmoins une si grande disposition à être dupe, qu’il donnait toujours la tentation de le tromper : cela était si facile, et il y avait tant d’inconvénient à lui dire la vérité la plus innocente, qu’il aurait fallu, je vous l’atteste, une sorte de chevalerie dans le caractère, pour parler avec sincérité à un tel homme. J’ai pris pendant quinze ans l’habitude de ne devoir aucun de mes plaisirs qu’à l’art de cacher mes goûts et mes penchants, et j’ai fini par me faire, pour ainsi dire, un principe de cet art même, parce que je le regardais comme le seul moyen de défense qui restât aux femmes contre l’injustice de leurs maîtres.

J’engageai M. de Vernon avec tant d’adresse à passer plusieurs années à Paris, qu’il crut y aller malgré moi : j’aimais le luxe, et je ne connais personne qui, par son caractère, ses fantaisies et sa prodigalité, ait plus besoin que moi d’une grande fortune. M. de Vernon s’était enrichi par l’économie ; je sus cependant exciter si bien son amour-propre, qu’à sa mort il était presque ruiné, et avait contracté, vous le savez, une dette assez forte avec la famille de Léonce. Je disposais de M. de Vernon, et cependant il me traitait toujours avec une grande dureté : il ne se doutait pas que j’eusse de l’ascendant sur ses actions ; mais, pour mieux se prouver à lui-même qu’il, était le maître, il me parlait toujours avec rudesse.

Ma fierté se révoltait souvent en secret de tout ce que j’étais obligée de faire pour alléger ma servitude ; mais si je m’étais séparée de M. de Vernon, je serais retombée dans la pauvreté, et j’étais convaincue que, de toutes les humiliations, la plus difficile à supporter au milieu de la société, c’était le manque de fortune et la dépendance que cette privation entraîne.

Je ne voulus point avoir d’amants, quoique je fusse jolie et spirituelle : je craignais l’empire de l’amour ; je sentais qu’il ne pouvait s’allier avec la nécessité de la dissimulation ; j’avais pris d’ailleurs tellement l’habitude de me contraindre, qu’aucune affection ne pouvait naître malgré moi dans mon cœur. Les inconvénients de la galanterie me frappèrent très-vivement ; et, ne me sentant pas les qualités qui peuvent excuser les torts d’entraînement, je résolus de conserver intacte ma considération au milieu de Paris. Je crois que personne n’a