Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/245

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
218
DELPHINE.

très-éloigné et très-insouciant fut mon tuteur ; il me donnait des maîtres en tout genre, sans prendre le moindre intérêt ni à ma santé, ni à mes qualités morales ; il voulait être bien pour moi, mais comme il n’était averti de rien par son cœur, sa conduite tenait au hasard de sa mémoire ou de sa disposition ; il regardait d’ailleurs les femmes comme des jouets dans leur enfance, et, dans leur jeunesse, comme des maîtresses plus ou moins jolies, que l’on ne peut jamais écouter sur rien de raisonnable.

Je m’aperçus assez vite que les sentiments que j’exprimais étaient tournés en plaisanterie, et que l’on faisait taire mon esprit, comme s’il ne convenait pas à une femme d’en avoir. Je renfermai donc en moi-même tout ce que j’éprouvais ; j’acquis de bonne heure ainsi l’art de la dissimulation, et j’étouffai la sensibilité que la nature m’avait donnée. Une seule de mes qualités, la fierté, échappa à mes efforts pour les contraindre toutes ; quand on me surprenait dans un mensonge, je n’en donnais aucun motif ; je ne cherchais point à m’excuser, je me taisais ; mais je trouvais assez injuste que ceux qui comptaient les femmes pour rien, qui ne leur accordaient aucun droit et presque aucune facilité, que ceux-là même voulussent exiger d’elles les vertus de la force et de l’indépendance, la franchise et la sincérité.

Mon tuteur, assez fatigué de moi parce que je n’avais point de fortune, vint me dire un matin qu’il fallait épouser M. de Vernon. Je l’avais vu pour la première fois la veille ; il m’avait souverainement déplu. Je m’abandonnai au seul mouvement involontaire que je me sois permis de montrer en ma vie ; je résistai avec assez de véhémence ; mon tuteur menaça de me faire enfermer pour le reste de mes jours dans un couvent, si je refusais M. de Vernon ; et comme je ne possédais rien au monde, je n’avais point l’espoir de m’affranchir de son despotisme. J’examinai ma situation ; je vis que j’étais sans force : une lutte inutile me parut la conduite d’un enfant ; j’y renonçai, mais avec un sentiment de haine contre la société qui ne prenait pas ma défense et ne me laissait d’autres ressources que la dissimulation. Depuis cette époque, mon parti fut irrévocablement pris d’y avoir recours chaque fois que je le jugerais nécessaire. Je crus fermement que le sort des femmes les condamnait à la fausseté ; je me confirmai dans l’idée conçue dès mon enfance, que j’étais, par mon sexe et par le peu de fortune que je possédais, une malheureuse esclave à qui toutes les ruses étaient permises avec son tyran. Je ne réfléchis point sur la