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DELPHINE.

reviendrez, on sera las de l’envie même, et curieux de vous revoir ; et comme rien de ce qu’on a dit n’a pu laisser de trace, on ne s’en souviendra plus. Ce n’est pas pour de telles causes que la réputation se perd : si vous éprouviez ce malheur, quelque injuste qu’il pût être, votre philosophie ne tiendrait pas contre lui ; il a des pointes trop acérées : mais il n’en est pas question, et je vous réponds de réparer, cet hiver, et ce que le duel de M. de Serbellane a fait dire, et ce que madame de Vernon y a ajouté.

Je vous demande seulement de vous arrêter dans ma terre, qui est sur votre route en allant à Montpellier. Ma nièce, pour qui vous avez été si bonne, et que vous avez rendue raisonnable, vous en prie instamment ; j’ose l’exiger de vous.

LETTRE XXXIX. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Fontainebleau, 25 novembre.

J’ai déjà fait vingt lieues pour me rapprocher de vous, ma chère Louise ; mon voyage est commencé, je suis partie de Paris. Je ne reverrai plus les lieux où j’ai connu Léonce ; je les ai quittés le jour même où, rempli de mon souvenir, il attendait à deux cents lieues de moi la réponse qui devait me justifier ; et je ne l’ai pas faite, cette réponse. Ah ! d’où vient qu’un sacrifice si grand ne me donne pas le repos que l’on doit attendre de la satisfaction de sa conscience ? Hélas ! les peines de l’amour étouffent toutes les jouissances attachées à l’accomplissement du devoir, et le bonheur succombe alors même que la vertu résiste. N’importe, ce n’est pas pour notre propre avantage que tant de nobles facultés nous ont été données ; c’est pour seconder la pensée de l’Être suprême, en épargnant du mal, en faisant du bien sur la terre à tous les êtres qu’il a créés.

J’ai regretté M. de Lebensei en quittant Paris ; je l’avais vu tous les jours qui ont précédé mon départ : il craignait que ma dernière conversation avec sa femme ne m’eût éloignée d’elle, et il paraissait mettre du prix à nous rapprocher. J’ai promis de rester en correspondance avec lui ; c’est un homme d’un esprit si étendu, il a réfléchi si profondément sur les sentiments et les idées, que peut-être il calmera mon cœur en m’accoutumant à considérer la vie sous un point de vue plus général. Madame d’Artenas veut que je passe huit jours ici dans sa terre, qui est agréablement située au milieu de la forêt de Fon-