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DELPHINE.

point son caractère naturel ; de tels efforts feraient plus que contraindre les mouvements vrais du cœur, ils finiraient par le dépraver.

Je suis singulièrement blessée, je l’avoue, des discours que madame de Vernon tient sur moi ; mais c’est précisément parce que ces discours sont écoutés que je ne veux pas me rapprocher d’elle. J’aurais peut-être été assez faible pour le désirer, s’il était arrivé ce qui, je crois, était juste, si on n’eût blâmé qu’elle seule ; mais puisqu’elle m’accuse et qu’on la soutient, puisque j’ai quelque chose à craindre d’elle, je ne la reverrai jamais.

C’est auprès de vous, madame, que je voudrais me justifier. Madame de Vernon m’a reproché d’avoir dit du mal d’elle, et vous me conseillez de la ménager ; tous ces mots me paraissent bien étranges dans un sentiment de la nature de celui que j’avais pour madame de Vernon. Une seule fois j’ai parlé d’elle avec amertume, en m’adressant à une personne qui l’aime beaucoup, et que je rattachais à elle au lieu de l’en détacher par la vivacité même qui me donnait l’air d’avoir tort. Vous n’aimez pas madame de Vernon, et je m’interdis de vous en parler, à vous que je désirerais si vivement éclairer sur les absurdes calomnies dont je suis l’objet.

J’ai reproché à madame de Vernon les services que je lui ai rendus ; et tous les services du monde, dit-elle, sont effacés par les reproches. Vous sentez aisément, madame, combien il serait facile de se dégager ainsi de la reconnaissance. On blesserait le cœur d’une personne qui se serait conduite généreusement envers nous ; elle s’en plaindrait, et l’on dirait ensuite que toutes ses actions sont effacées par ses paroles. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit entre madame de Vernon et moi ; si je lui ai reproché son ingratitude, c’est celle du cœur dont je l’ai accusée, et c’est en confondant ensemble, en plaçant sur la même ligne le jour où je lui ai serré la main avec tendresse, et celui où j’aurais engagé la moitié de ma fortune pour elle, que j’ai eu le droit de lui rappeler tout ce qui lui a prouvé que je l’aimais.

Je rougis jusqu’au fond de l’âme des autres torts qu’elle m’impute ; mais si je les repoussais, ce serait alors que je serais vraiment blâmable ; je nuirais à madame de Vernon, et jusqu’à présent vous voyez que j’ai trouvé le secret de ne nuire qu’à moi-même ; je m’en applaudis. Je ne veux pas ménager madame de Vernon par les motifs que vous me présentez ; je ne veux point la désarmer, mais je craindrais encore de lui