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DEUXIÈME PARTIE.

ingrats et ceux qui ont envie de l’être trouvent mauvais qu’on se souvienne des services qu’on a rendus ! Elle assure enfin que c’est elle qui n’a plus voulu vous voir, parce que vous ne veniez dans sa maison que pour vous faire aimer du mari de sa fille, et cette dernière accusation lui rallie toutes les dévotes. Vous voyez qu’elle sait se concilier les bons et les méchants, et de plus cette nombreuse classe d’indifférents paisibles, qui, ayant beaucoup plus entendu parler de madame d’Albémar que de madame de Vernon, croient qu’il est de leur dignité de gens médiocres de blâmer celle qui a le plus d’éclat.

Ne vous exagérez pas cependant l’effet des discours de madame de Vernon, nous sommes en état de nous en défendre ; mais il est indispensable que vous commenciez par vous raccommoder avec elle, et je vous réponds qu’elle ne demanderait pas mieux ; car dans toutes ces querelles en présence du tribunal de l’opinion, chacun a peur de l’autre. Retournez à ses soupers, cessez de lui faire aucun reproche, n’en dites plus aucun mal ; et si elle continue à chercher à vous nuire, je me charge, moi, de lui jouer quelque tour de vieille guerre. Je connais les ruses de madame de Vernon ; je ne m’en sers pas, mais j’en sais assez pour les dévoiler ; et elle vous ménagera quand elle apprendra que vos qualités vives et brillantes sont sous la protection de ma prudence et de mon sang-froid. Adieu, ma chère Delphine ; suivez mes conseils, et tout ira bien.

LETTRE XXXVII. — DELPHINE À MADAME D’ARTENAS.
Paris, 14 novembre.

Je suis touchée, madame, de l’intérêt que vous voulez bien me témoigner, mais je ne puis suivre le conseil que vous avez la bonté de me donner. J’ai aimé tendrement madame de Vernon ; comment me serait-il possible de renouer avec elle par des motifs tirés de mon intérêt personnel ? Je suis bien peu capable de cette conduite, même avec les indifférents ; mais j’aurais une répugnance invincible à dégrader les sentiments que j’ai éprouvés, en les soumettant à des calculs. Comment pourrais-je revoir avec calme, dans les rapports communs du monde, une personne qui a été l’objet de ma plus tendre amitié, et qui s’est montrée ma plus cruelle ennemie ? Non, la société ne vaut pas ce qu’il en coûterait pour torturer à ce