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DEUXIÈME PARTIE.

amie si coupable ne devait les attendre de moi, madame de Lebensei a trouvé le secret, hier, de me faire parler très-amèrement de madame de Vernon ; elle était arrivée de la campagne exprès pour me questionner : madame de Vernon l’avait vue et avait su la captiver entièrement, soit par l’empire de son charme, soit que, dans la situation de madame de Lebensei, l’on ne veuille se brouiller avec personne, et que l’on devienne même très-aisément favorable à tous ceux qui vous traitent bien.

Je trouvais d’abord mauvais que madame de Vernon eût confié, sans mon aveu, à madame de Lebensei, mon sentiment pour Léonce ; mais la justification de madame de Vernon, que me rapporta madame de Lebensei assez maladroitement, m’irrita bien plus encore. Elle se fondait entièrement sur les dispositions que madame de Vernon supposait à Léonce, son éloignement pour les femmes qui ne respectaient pas l’opinion, l’irrésolution de ses projets relativement à moi, le peu de convenance qui existait entre nos manières de penser. Madame de Vernon se représentait enfin, me dit madame de Lebensei, comme n’ayant fait que conseiller Léonce selon son bonheur, et peut-être son penchant : c’était me blesser jusqu’au fond du cœur que se servir d’un tel prétexte. Si quelqu’un avait senti fortement les torts de madame de Vernon envers moi, peut-être aurais-je adouci moi-même les coups qu’on voulait fui porter ; mais les formes tranchantes de madame de Lebensei, son parti pris d’avance, les petits mots qu’elle me disait et qui m’annonçaient que madame de Vernon l’avait prévenue que j’étais très-exagérée dans mon ressentiment, tout cet appareil d’impartialité, quand il s’agissait de décider entre la générosité et la perfidie, m’offensa tellement, que je perdis, je le crois, toute mesure ; et faisant à madame de Lebensei, avec beaucoup de chaleur, le tableau de ma conduite et de celle de madame de Vernon, je lui déclarai que je ne voulais point écouter ceux qui me parleraient pour elle, et que je la priais seulement de raconter à madame de Vernon ce que j’avais dit, et les propres termes dont je m’étais servie.

Quand madame de Lebensei fut partie, je sentis que j’avais eu tort ; je ne me repentis ni d’avoir excité le ressentiment de madame de Vernon, ni d’avoir attaché plus vivement madame de Lebensei à ses intérêts : il est assez doux de se faire du mal a soi-même, en attaquant une personne qui nous fut chère ; on aime à briser tous les calculs en se livrant à ce dou-