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DELPHINE.

que le temps et ma conduite l’éclairent ? Mais si je garde le silence, il m’annonce qu’il me croira coupable ; il croira que dans le moment même où je paraissais l’aimer, je le trompais ; non, cette pensée est intolérable : si j’étais mourante, n’obtiendrais-je pas le droit de tout révéler après moi ? Hélas ! l’aurais-je même alors ? le bonheur des autres ne doit-il pas nous être sacré, tant qu’il peut dépendre de notre volonté ?

Cruelle femme ! c’est encore pour vous que j’éprouve ces affreuses incertitudes ; c’est votre repos, c’est votre bonheur qui lutte encore dans mon cœur contre un désir inexprimable ! Et Mathilde aussi ne souffrira-t-elle pas de ce que je dirai ? puis-je écrire à Léonce ce qui doit lui fait haïr sa belle-mère, et l’éloigner encore plus de sa femme ? Ah ! jamais, jamais personne ne s’est trouvé dans une situation où les deux partis à prendre paraissent tous deux également impossibles.

Enfin il le faut, je le dois ; attendons les conseils qui peuvent m’éclairer.

Mon voyage près de vous est forcément retardé de quelques jours, parce que je ne vais plus avec madame de Vernon. J’avais remis toutes mes affaires entre les mains d’un homme à elle ; il faut tout séparer, après avoir cru que tout était en commun pour la vie. J’ai honte de vous avouer combien je suis faible ! encore ce matin, je suis montée en voiture pour aller chez mon notaire ; mais comme il fallait, pour arriver à sa maison, passer devant la porte de madame de Vernon, je n’en ai pas eu le courage ; j’ai tiré le cordon de ma voiture au milieu de la rue, et j’ai donné l’ordre de retourner chez moi. J’ai voulu ranger mes papiers avant mon départ ; je trouvais partout des lettres et des billets de madame de Vernon : il a fallu ôter son portrait de mon salon, lui renvoyer une foule de livres qu’elle m’avait prêtés ; c’est beaucoup plus cruel que les adieux au moment de mourir, car les affections qui restent alors répandent encore, de la douceur sur les dernières volontés ; mais, dans une rupture, tous les détails de la séparation déchirent, et rien de sensible ne s’y mêle et ne fait trouver du plaisir à pleurer.

Je n’ai plus personne à consulter sur les circonstances journalières de la vie ; je me sens indécise sur tout. Je pense avec une sorte de plaisir que, par délicatesse pour madame de Vernon, je m’étais isolée de la plupart des femmes qui me témoignaient de l’amitié ; je ne voulais confier à aucune autre ce que je lui disais ; j’étais jalouse de moi pour elle.

Au milieu de ces pensées, plus douces mille fois qu’une