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DEUXIÈME PARTIE.

fait naître ; elle existait à côté de l’amour le plus passionné, cette amitié funeste ; elle ne portait donc pas atteinte à la tendresse reconnaissante que je ne puis éprouver que pour vous seule.

Maintenant quel parti prendre ? Ma conversation avec madame de Vernon m’a bien prouvé qu’elle redoutait extrêmement, pour le repos de sa famille, que Léonce ne connût la vérité ; mais que dois-je à madame de Vernon ? mais quelle puissance sur la terre pourrait obtenir de moi que je consentisse une seconde fois à être méconnue de Léonce ? Eh ! que parlé-je de puissance ? il n’en est qu’une à craindre, c’est la voix de mon propre cœur ! Mais est-il vrai qu’elle me le demande ? Non, il faut aussi que je compte mon sort pour quelque chose, que la bonté m’inspire quelque compassion pour moi-même. J’ai le temps encore de consulter M. Barton, d’avoir sa réponse ; la vôtre aussi peut me parvenir ; il faut quatorze jours pour que les lettres arrivent à Madrid. Léonce, jusqu’au vingt-cinq novembre, attendra sans me condamner. Ah ! ma sœur, que m’écrirez-vous dans le combat qui me déchire ! à quel sentiment prêterez-vous votre appui ?

LETTRE XXXII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 2 novembre 1790.

J’attends impatiemment votre réponse et celle de M. Barton ; je compte les jours, et je les redoute ; je consume mes heures dans des réflexions qui me déchirent, en se combattant mutuellement. Quelquefois je trouve de la douceur à penser que si l’on n’avait pas excité la jalousie de Léonce, toute autre prévention ne l’eût jamais assez éloigné de moi pour qu’il consentit à devenir l’époux de Mathilde ; et l’instant d’après je me livre au désespoir en songeant, que le plus simple hasard pouvait tout éclaircir, et que si j’avais eu le courage d’aller vers lui, peut-être encore au dernier moment un mot, un seul mot faisait de la plus misérable des femmes la plus heureuse.

Quel sentiment éprouvera-t-il quand il saura mon innocence ? Oui, sans doute, il la saura ; l’on n’exigera pas de moi que je renonce à me justifier auprès de lui. Cependant quel trouble je vais porter dans ses affections, dans ses devoirs, si je l’instruis positivement de la vérité ! Ne vaut-il pas mieux