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DELPHINE.

mal de vous ; mais, en vous justifiant toujours, je m’étais plus attachée aux qualités que je vous attribuais, que si je n’avais jamais eu besoin de vous défendre. Vous avez brisé ce cœur qui vous était acquis, sans que même une telle dureté fût nécessaire à aucun de vos intérêts ; vous auriez obtenu de moi d’immoler mon bonheur à mon attachement pour vous ; vous m’avez trompée par goût pour la dissimulation, car la vérité eût atteint le même but, et vous avez voulu dérober par la fausseté ce que l’amitié généreuse s’offrait à vous sacrifier. Je souhaite néanmoins, oui, je souhaite du fond du cœur que vous soyez heureuse ; mais je vous prédis que vous ne serez plus aimée comme je vous ai prouvé qu’on aime : on ne forme pas deux fois des liaisons telles que la nôtre, et, quelque aimable que vous soyez, vous ne retrouverez pas l’amitié, le dévouement, l’illusion de Delphine. Je vous quitte dans cet instant pour ne plus vous revoir, et c’est moi qui suis émue, moi seule. Ah ! n’essayerez-vous donc pas d’adoucir le sentiment que je vais emporter avec moi ? ce talent de feindre, dont vous avez si cruellement abusé, vous manque-t-il donc seulement alors qu’il pourrait rendre nos derniers moments moins cruels ! — Je ne le puis, me dit-elle, je ne le puis ; il faut éloigner de soi les sentiments pénibles, et ne point recommencer des liens qui désormais ne seraient que douloureux ; il n’est plus en votre puissance de ne pas troubler mon repos ; adieu donc, c’est du repos que je veux si je dois vivre encore ; sinon… » Elle s’arrêta comme si elle avait eu l’idée de me parler ; mais changeant de résolution : « Adieu, Delphine, » me dit-elle d’une voix assez précipitée, et elle rentra dans son cabinet.

Je restai quelque temps à la même place ; mais enfin, honteuse de mon émotion, de cette faiblesse de cœur qui avait entièrement changé nos rôles, et fait de celle qui était mortellement offensée celle qui était prête à supplier l’autre, je quittai cette maison pour toujours, et je revins, impatiente de vous apprendre ce qui s’était passé. S’il ne se mêlait pas à votre affection pour moi des vertus maternelles, si vous ne m’inspiriez pas ces sentiments qui appartiennent à l’amour filial, et que la mort prématurée de mes parents ne m’a permis de connaître que pour vous, j’aurais quelque embarras à vous peindre la douleur que m’a causée ma rupture avec madame de Vernon ; mais votre cœur n’est point accessible même à la plus noble des jalousies. Vous avez de l’indulgence pour votre enfant ; vous lui pardonnez cette amitié vive que les premiers goûts de l’esprit et les premiers plaisirs de la société avaient