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DELPHINE.

mon impression était vive, plus je voulus la réprimer, et je me levai pour sortir. Madame de Vernon reprit la parole assez vite ; elle recommença l’entretien, afin qu’il ne se terminât pas par l’action qu’elle venait de se permettre. «  J’avais de l’amitié pour vous, me dit-elle ; mais les intérêts de ma fille devaient m’être encore plus chers. — Eh quoi ! répondis-je, ne les avais-je pas assurés, ces intérêts, lorsque je lui donnai la terre d’Andelys, lorsque je vous ai préservée deux fois de la ruine ? — Delphine, interrompit madame de Vernon, il n’y a rien de plus indélicat que de reprocher les services qu’on a rendus. — Vous savez mieux que personne, madame, continuai-je froidement, combien j’attache peu de prix à ce que je puis faire pour les autres ; quand il m’est arrivé de rendre des services à ceux que je n’aimais pas, je n’en ai jamais gardé le moindre souvenir, mais c’est avec confiance, avec tendresse, que je me suis vouée à vous être utile : les preuves d’amitié que je vous ai données, c’est aux sentiments que je croyais vous avoir inspirés qu’elles s’adressaient ; si vous n’aviez pas ces sentiments, pourquoi donc avez-vous disposé de moi ? Pourquoi vous exposiez-vous au reproche le plus humiliant, le plus cruel, à celui de l’ingratitude ? — L’ingratitude ! me dit madame de Vernon, c’est un grand mot dont on abuse beaucoup ; on se sert parce que l’on s’aime, et quand on ne s’aime plus, l’on est quitte ; on ne fait rien dans la vie que par calcul ou par goût ; je ne vois pas ce que la reconnaissance peut avoir à faire dans l’un ou dans l’autre. — Je ne daigne pas répondre, lui dis-je, à ce détestable sophisme ; mais vous n’aviez donc pas d’amitié pour moi, quand vous me montriez tant d’intérêt et d’affection ? l’attachement que j’avais pour vous ne vous avait donc pas touchée ? est-il donc vrai que depuis six ans nos conversations, nos lettres, notre intimité, tout fût mensonge de votre part ? En me retraçant les années heureuses que j’ai passées avec Vous, j’éprouve l’insupportable peine de ne pouvoir me flatter qu’il ait existé un temps où vous m’aimiez sincèrement : quand donc avez-vous commencé à me tromper ? dites-le-moi, je vous en conjure, pour que du moins je puisse conserver quelque souvenir doux de tous les jours qui ont précédé, cette funeste époque. » En parlant ainsi, j’étais inondée de larmes, et je souffrais extrêmement de n’avoir pu les retenir, car madame de Vernon me paraissait avoir conservé le plus grand sang-froid ; cependant, quand elle reprit la parole, sa voix était altérée.

« Tout est fini entre nous, me dit-elle en se levant ; avec