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DELPHINE.

les mystères du jour fatal, des jours qui l’ont précédé, de ceux qui l’ont suivi ? Ah ! ne me cachez rien, le secret fait tant de mal !

Depuis mon mariage même, depuis bientôt cinq mois, madame de Vernon se serait-elle encore servie de sa fatale connaissance de mon caractère pour irriter en moi la jalousie par la fierté, la fierté par la jalousie ; pour empoisonner les peines de l’amour par l’orgueil, et me déchirer à la fois par tous les bons et les mauvais mouvements de mon âme ? Delphine, le cœur de Léonce est resté le même ; si le vôtre n’a point été coupable, souvenez-vous du temps où vous vous confiiez à lui ; hélas ! hélas ! depuis ce temps, un lien funeste… et ce serait la fausseté la plus insigne qui… Ne craignez rien pour madame de Vernon, ni pour sa fille ; qu’une bonté cruelle ne vous inspire pas encore de me sacrifier à des ménagements pour les autres ! Je voulais, après avoir vu Isaure, retourner à l’instant même à Paris ; mais j’ai reçu une lettre de ma mère, qui, s’inquiétant de mon séjour à Bordeaux et me croyant fort malade, voulait, malgré l’état de ma santé, se mettre en route pour me rejoindre ; j’ai dû la prévenir, et je pars. Si c’est vous dont l’image doit régner sur ma vie, je pars pour accomplir envers ma mère les devoirs que vous me recommanderiez ; s’il faut vous perdre, c’est en Espagne que reposent les cendres de mon père, c’est en Espagne qu’il faut aller mourir.

Delphine, songez avec quelle émotion je vais passer les jours qui me séparent de votre réponse. Je serai à Madrid le premier de novembre ; si vous êtes à Bellerive, ma lettre aura pu retarder de quelques jours ; jusqu’au vingt-cinq, pendant un mois, j’attendrai ; j’ai fixé ce terme à mon espérance. Jusqu’au vingt-cinq, mon anxiété sera sans doute cruelle ; mais que servirait-il de vous la peindre ? elle ne vous impose qu’un devoir, la vérité.

LETTRE XXXI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 26 octobre.

Louise, quelle lettre Léonce vient de m’écrire ! Tout est révélé, tout est éclairci : madame de Vernon ! vous-même, vous n’auriez jamais pensé qu’elle pût en être capable ! elle a profité de tous les prétextes que lui fournissait ma confiance pour induire Léonce à croire que j’aimais M. de Serbellane, que je l’avais reçu chez moi pendant vingt-quatre heures, et que je