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DEUXIÈME PARTIE.

vous vous étiez fait dans le monde en passant pour la cause du duel de M. d’Ervins avec M. de Serbellane, et me proposait en même temps de vous engager, au nom de mon désespoir, à m’accorder votre, main ; c’est ainsi qu’elle révoltait ma fierté. En me rappelant aujourd’hui tous ses discours, il se peut qu’elle ne m’ait pas dit précisément que vous aimiez M. de Serbellane ; mais elle a mis, si cela n’est pas, plus de ruse à me le faire croire qu’il n’en fallait pour le dire. J’éprouvais, en l’écoutant, une contraction inouïe ; j’avais le front couvert de sueur, je me promenais à grand pas dans sa chambre, je m’écartais et je me rapprochais d’elle, avide de ses discours et redoutant leur effet ; mon âme était fatiguée de cette conversation, comme par une suite de sensations amères, par une longue vie de peines ; et cette fatigue cependant ne lassait point mon agitation, elle me rendait seulement tous les mouvements plus douloureux.

Cette femme, je ne sais par quelle puissance, agitait mes passions comme un instrument qui s’ébranlait à sa volonté ; toutes les pensées que je fuyais, elle me les offrait en face ; tous les mots qui me faisaient mal, elle les répétait : et cependant ce n’était pas contre elle que j’étais irrité ; car il me semblait toujours qu’elle voulait me consoler, et que la peine que j’éprouvais n’était causée que par des vérités qui lui échappaient, ou qu’elle ne pouvait réussir à me cacher.

Elle allait chercher en moi tout ce que je peux avoir d’irritabilité sur tout ce qui tient à l’opinion et à l’honneur, pour me convaincre, sans me le prononcer, que je serais avili si je montrais encore mon attachement pour une femme publiquement livrée à un autre, ou si seulement je paraissais indifférent au scandale qu’avait causé la mort de M. d’Ervins. Ce qu’elle disait pouvait convenir également aux torts de légèreté (si je ne vous avais crue coupable que de ceux-là) ou aux torts du sentiment ; mais je saisissais surtout ce qui aigrissait ma jalousie. Madame de Vernon a fait de moi ce qu’elle a voulu, non par l’empire des affections, mais en excitant tous les mouvements amers que le ressentiment peut inspirer. Quel art ! si c’est de l’art.

Je n’ai rien encore entrevu que confusément, mais les plus généreuses vertus et les plus vils des crimes ne pourraient-ils pas s’être réunis pour me perdre ? Delphine, si cette espérance que je saisis m’a déçu, si l’enfant n’a pas dit la vérité, ne me répondez pas ; j’entendrai votre silence, et je retomberai dans l’état dont je suis un moment sorti. Que signifiait une lettre de votre propre main ? comment fallait-il la comprendre ? et tous