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DELPHINE.

de la mort de M. d’Ervins ? Ces détails, qui me causaient tous une douleur nouvelle, c’étaient votre attachement pour M. de Serbellane, vos engagements pris à Bordeaux avec lui, l’instant d’incertitude que mes sentiments pour vous avaient fait naître dans votre âme, la délicatesse qui vous avait ramenée à votre premier amour, l’obligation où vous étiez de suivre M. de Serbellane après qu’il s’était battu pour vous, et lorsque le séjour de la France lui était interdit. Ne m’avez-vous pas dit vous-même qu’il était parti, quand il ne l’était pas ? n’a-t-il pas passé vingt-quatre heures enfermé chez vous ?… Oh ! je reprends, en écrivant ces mots, tous les mouvements que je croyais calmés ! M. de Serbellane, à l’instant même où il avait tué M. d’Ervins, ne vous a-t-il pas nommée ? vos gens, au tribunal, ne vous ont-ils pas citée seule ? n’avez-vous pas été chercher le portrait de M. de Serbellane ? ne receviez-vous pas sans cesse de ses lettres ? avez-vous nié à personne que vous dussiez l’épouser ? n’avez-vous pas demandé un sauf-conduit pour lui ? Mais si toute cette conduite n’était qu’un dévouement continuel à l’amitié, vous seriez bien imprudente, je serais bien malheureux ! mais vous n’auriez pas cessé de m’aimer, et il vaudrait encore la peine de vivre.

Si vous n’avez pas été coupable, si madame de Vernon a su la vérité, si vous l’aviez chargée de me la dire, jamais la fausseté n’a employé des moyens plus infâmes, plus artificieux, mieux combinés. Je serai vengé si son cœur insensible peut recevoir une blessure, si… Mais ce n’est pas de son sort que je dois vous occuper.

Qui pourra jamais comprendre ce génie du mal, qui a disposé de moi ? Madame de Vernon me remit une lettre de ma mère, qui me conjurait de tenir la promesse qu’elle avait donnée de me marier avec Mathilde ; elle me parlait de vous avec amertume : dans un autre temps, rien de ce qu’elle aurait pu me dire n’aurait fait impression sur moi ; mais il me semblait que sa voix était prophétique, et me prédisait l’événement qui venait d’anéantir mon sort. Ma mère m’adjurait, au nom du repos de sa vie, d’accomplir sa promesse ; il ne suffisait pas de mon devoir envers elle pour me condamner au malheur que j’ai subi, il fallait que madame de Vernon s’emparât de mon caractère, avec une habileté que je ne sentis pas alors, mais qui depuis, en souvenir, m’a quelquefois saisi d’un insurmontable effroi. Il n’y avait pas un défaut en moi qu’elle n’irritât. Elle vous défendait avec chaleur, et me blessait jusqu’au fond de l’âme par sa manière de vous justifier ; elle m’exagérait le tort que