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DEUXIÈME PARTIE.

savez, beaucoup de gaieté dans l’esprit, je m’intéressais aux événements, aux idées ; maintenant, rien ne me plaît, rien ne m’attire, et j’ai perdu avec le bonheur tout ce qui me rendait aimable. Quel état cependant pour une personne dont l’âme était si vivement accessible à toutes les jouissances de l’esprit et de la sensibilité ! J’aimais la société presque trop, elle m’était souvent nécessaire et toujours agréable ; à présent je n’en puis supporter qu’une seule, celle de madame de Vernon. Louise, récompensez-la donc par votre bienveillance des consolations qu’elle m’a données.

Jamais on n’a mis dans l’intimité tant de désir de plaire ! Jamais on n’a consacré un esprit si fait pour le monde au soulagement de la douleur solitaire ! Je vous le dis, ma sœur, et vous finirez par l’éprouver, madame de Vernon est une personne d’un agrément irrésistible. J’ai connu des femmes piquantes et spirituelles ; je comprenais facilement, quand elles parlaient, comment on était aimable comme elles, et si je l’avais voulu, j’aurais réussi par les mêmes moyens ; mais chaque mot de madame de Vernon est inattendu, et vous ne pouvez suivre les traces de son esprit, ni pour l’imiter ni pour le prévoir. Si elle vous aime, elle vous l’exprime avec une sorte de négligence qui porte la conviction dans votre âme. Il semble que c’est à elle-même qu’elle parle quand des mots sensibles lui échappent, et vous les recueillez quand elle les laisse tomber.

Ma vie n’appartient plus qu’à vous et à madame de Vernon ; de grâce, que je ne vous voie pas désunies ! Elle m’est devenue plus nécessaire qu’elle ne me l’était : c’est un dernier sentiment que j’ai saisi plus fortement que jamais dans le naufrage de mon bonheur. Mais je n’ai pas besoin d’insister davantage ; vous la trouverez, hélas ! assez triste et bien malade ; votre bon cœur s’intéressera sûrement pour elle.

LETTRE XXIX. — LÉONCE À M. BARTON.
Bordeaux, ce 20 octobre.


Une fièvre violente m’a forcé de rester ici près d’un mois ; je l’ai caché à ma famille à Paris, ma mère seule l’a su : je ne voulais que personne, excepté elle, se mêlât de s’intéresser à moi. Le premier jour de cette fièvre, je vous ai écrit je ne sais quelle lettre insensée, qui contenait, je crois, des expressions insultantes pour madame d’Albémar ; je vous prie de la brûler,