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DEUXIÈME PARTIE.

quelques lieues de vous, il vous sera facile de l’engager à venir vous parler. Dès que j’aurai reçu votre réponse et que je pourrai tranquilliser madame de Vernon, les affaires qui la retiennent ici seront terminées, et nous partirons ensemble pour le Languedoc : moi, pour vous rejoindre ; elle, pour m’accompagner et pour passer l’hiver dans les pays chauds. Les médecins disent que sa poitrine est très-affectée ; elle parait elle-même se croire en danger, mais elle s’en occupe singulièrement peu. Ah ! si j’étais condamnée à la perdre, cette amère douleur m’ôterait le reste de mes forces.

Je n’ai point appris par madame de Vernon l’embarras dans lequel elle se trouvait ; le hasard me l’a fait découvrir, et je le savais seulement de la veille, lorsque madame de Mondoville et madame de Vernon vinrent avant-hier chez moi. Je pris madame de Mondoville à part, et je lui demandai si ce que l’on m’avait dit des plaintes de M. de Clarimin contre sa mère était vrai. « Oui, me répondit-elle ; ma mère voulait que je m’engageasse pour les soixante mille livres qu’elle lui doit, pendant l’absence de M. de Mondoville ; je l’ai refusé, car je n’ai le droit de disposer de rien sans le consentement de mon mari, et ma mère ne veut pas que je le demande. Vous savez que je mets fort peu d’importance à la fortune ; mais je prétends être stricte dans l’accomplissement de mes devoirs. » Elle disait vrai, Louise, elle ne met pas d’importance à l’argent ; mais sa mère serait mourante qu’elle ne sacrifierait pas une seule de ses idées sur la conduite qu’elle croit devoir tenir.

« Je ne sais pas bien, lui dis-je vivement, quel est le devoir au monde qui peut empêcher d’être utile à sa mère ; mais enfin… » Elle m’interrompit à ces mots avec humeur, car les attaques directes l’irritent d’autant plus qu’elle n’aperçoit jamais que celles-là. « Vous croyez apparemment, ma cousine, me dit-elle, qu’il n’y a de principes fixes sur rien ; et que serait donc la vertu, si l’on se laissait aller à tous ses mouvements ? — Et la vertu, lui dis-je, est-elle autre chose que la continuité des mouvements généreux ? Enfin, laissons ce sujet, c’est moi qu’il regarde, et moi seule. »

Madame de Vernon s’approchant de nous, interrompit notre entretien : en la voyant au grand jour, je fus douloureusement frappée de sa maigreur et de son abattement ; jamais je n’avais senti pour elle une amitié plus tendre. Madame de Mondoville retourna à Paris ; je gardai madame de Vernon chez moi, et le lendemain matin, à son réveil, je lui portai une assignation de soixante mille livres sur mon banquier, en la suppliant de l’ac-