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DELPHINE.

avec moi pour lui ; mais une existence forte, énergique, peut le remplir encore de généreuses espérances.

Quant à moi, ma chère Delphine, puisqu’un devoir impérieux me sépare de lui, qu’est-ce donc que je sacrifie en me faisant religieuse ? J’ai éprouvé la vie, elle m’a tout dit ; il ne me reste plus que de nouvelles larmes à joindre à celles que j’ai déjà répandues. Si je conservais ma liberté, je ne pourrais écarter de moi l’idée vague de la possibilité d’aller le rejoindre. J’aurais besoin chaque jour de lutter contre cette idée avec toutes les forces de ma volonté ; jamais je n’obtiendrais le repos. Mon amie, croyez-moi, il n’est pour les femmes sur cette terre que deux asiles, l’amour et la religion ; je ne puis reposer ma tête dans les bras de l’homme que j’aime, j’appelle à mon secours un autre protecteur, qui me soutiendra quand je penche vers la terre, quand je voudrais déjà qu’elle me reçût dans son sein.

Le malheur a ses ressources, depuis un mois je l’ai appris ; j’ai trouvé dans les impressions qu’autrefois je laissais échapper sans les recueillir, dans les merveilles de la nature que je ne regardais pas, des secours, des consolations qui me feront trouver du calme dans l’état que je vais embrasser. Enfin, il me sera permis de rêver et de prier ; ce sont les jouissances les plus douces qui restent sur la terre aux âmes exilées de l’amour.

Peut-être que par une faveur spéciale, les femmes éprouvent d’avance les sentiments qui doivent être un jour le partage des élus du ciel ; mais, si j’en crois mon cœur, elles ne peuvent exister de cette vie active, soutenue, occupée, qui fait aller le monde et les intérêts du monde ; il leur faut quelque chose d’exalté, d’enthousiaste, de surnaturel, qui porte déjà leur esprit dans les régions éthérées.

J’ai confondu dans mon cœur l’amour avec la vertu, et ce sentiment était le seul qui pût me conduire au crime par une suite de mouvements nobles et généreux ; mais que le réveil de cette illusion est terrible ! il a fallu, pour la faire cesser, que je devinsse l’assassin de l’homme que j’avais juré d’aimer. Oh ! quel affreux souvenir ! et quel serait mon désespoir si la religion ne m’avait pas offert un sacrifice assez grand pour me réconcilier avec moi-même !

Il est fait, ce sacrifice, et Dieu m’a pardonné, je le sais, je le sens ; mes remords sont apaisés, la mélancolie des âmes tendres et douces est rentrée dans mon cœur ; je communique encore par elle avec l’Être suprême ; et si, dans un autre