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DEUXIÈME PARTIE.

rement les soupçons que j’avais conçus, je me jetai dans ses bras avec la confiance la plus absolue. Ah ! j’avais tant besoin d’une amie ! je l’aurais forcée à l’être, quand son cœur n’y aurait pas été disposé.

Combien de fois lui répétai-je avec déchirement : « Il est parti, Sophie, quand il devait me voir, aujourd’hui même : quelle insulte ! quel mépris ! » J’avouai tout à madame de Vernon : elle avait tout deviné. Elle me fit sentir avec une grande délicatesse, quoique avec une parfaite évidence, à quel point j’avais eu tort de me défier d’elle. « Ne voyez-vous pas, me dit-elle, combien un homme qui se conduit ainsi avait de préventions contre vous ! Vous avez cru qu’il était jaloux de M. de Serbellane ; pouvait-il l’être après la confidence que je lui avais faite de votre part ? le dernier billet même que vous avez écrit, où vous lui annoncez, me dites-vous, votre résolution de rester en Languedoc, ce billet ne détruisait-il pas tout ce qu’on a répandu sur votre prétendu voyage en Portugal ? Non, je vous le dis, c’est un homme qui a conservé du goût pour vous, ce qui est bien naturel, mais qui ne veut pas s’y livrer, parce que votre caractère ne lui convient pas ; et quand son goût l’entraîne, il prend des partis décisifs pour s’y arracher. Il n’y a rien de plus violent que Léonce ; vous le savez, sa conduite le prouve : il s’en est allé cette nuit sans me prévenir ; il a instruit seulement sa femme, par un billet assez froid, qu’une lettre de sa mère le forçait de partir à l’instant, et j’ai su positivement par ses gens qu’il n’avait point reçu de lettres d’Espagne : c’était donc vous qu’il évitait : cette crainte même est une preuve qu’il redoute votre ascendant, mais jamais il ne s’y soumettra, quand votre délicatesse pourrait vous permettre à présent de le désirer. »

Je voulus me justifier auprès de madame de Vernon de la moindre pensée qui pût offenser Mathilde ; mais cette généreuse amie s’indigna que je crusse cette explication nécessaire ; elle me témoigna la plus parfaite estime ; l’embarras que je remarque quelquefois en elle était entièrement dissipé, et du moins, à travers ma douleur, j’acquis plus de certitude que jamais qu’elle m’aimait avec tendresse. Hélas ! sa santé est bien mauvaise, les veilles ont abîmé sa poitrine. J’ai voulu l’engager à parler d’elle, de ses affaires, de ses projets ; mais elle ramenait sans cesse la conversation sur moi, avec cette grâce qui lui est propre ; ne se lassant pas d’interroger, cherchant, découvrant toutes les nuances de mes sentiments, réussissant quelquefois à me soulager, et n’oubliant rien de