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DELPHINE.

je regrettais le jour, ce jour même dont toutes les heures m’avaient été si pénibles !

Enfin, j’entends une voiture, elle s’approche, elle arrive, je ne doute plus ; j’entends monter mon escalier, je n’ose avancer ; mes gens ouvrent les deux battants, apportent des lumières, et je vois entrer madame de Mondoville et madame de Vernon ! Non, vous ne pouvez pas vous peindre ce qu’on éprouve lorsque, après le supplice de l’attente, on passe par toutes les sensations qui en font espérer la fin, et que, trompé tout à coup, on se voit rejeté en arrière, mille fois plus désespéré qu’avant le soulagement passager qu’on vient d’éprouver.

Je n’avais pas la force de me soutenir ; l’idée me vint que Léonce allait arriver, qu’il s’en irait en apprenant que je n’étais pas seule, et que je ne retrouverais peut être jamais l’occasion de lui parler. Je reçus madame de Mondoville et sa mère avec une distraction inouïe ; je me levai, je me rassis, je me relevai pour sonner, je demandai du thé ; et craignant tout à coup que cet établissement ne les retint, je leur dis : « Mais vous voulez peut-être retourner à Paris ce soir ? » Elles arrivaient, rien n’était plus absurde ; mais je ne pouvais supporter la contrariété que leur présence me faisait éprouver. Madame de Vernon s’approcha de moi pour me prendre a part avec l’attention la plus aimable, lorsque madame de Mondoville la prévint et me dit : « J’ai voulu accompagner ma mère ici ce soir ; son intention était de venir seule, mais j’avais besoin de votre société pour me distraire du chagrin que j’ai éprouvé ce matin, en apprenant que mon mari avait été obligé de partir cette nuit pour l’Espagne. » À ces mots un nuage couvrit mes yeux, et je ne vis plus rien autour de moi. Madame de Mondoville se serait aperçue de mon état, si sa mère, avec cette promptitude et cette présence d’esprit qui n’appartiennent qu’à elle, ne se fût placée entre sa fille et moi, comme je retombais sur ma chaise, et ne l’eût priée très-instamment d’aller dire à un de ses gens de lui apporter une lettre qu’elle avait oubliée dans sa voiture.

Pendant que Mathilde était sortie, madame de Vernon me porta presque entre ses bras dans la chambre à côté, et me dit : « Attendez-moi, je vais vous rejoindre. » Elle alla conseiller à sa fille de monter dans la chambre qui lui était destinée, et lui dit que j’avais besoin de repos. Sa fille ne demanda pas mieux que de se retirer, et ne conçut pas le moindre soupçon de ce qui se passait. Madame de Vernon revint, j’avais à peine repris mes sens ; et lorsqu’elle s’approcha de moi, oubliant entiè-