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DELPHINE.

Ah ! c’en est trop, toute mon âme est changée ; je vous parlerai de lui avec sang-froid, avec dédain ; ce départ est mille fois plus coupable que son mariage ! aucune erreur, de quelque nature qu’elle soit, ne peut l’expliquer : c’est de la barbarie froide, légère ; je ne retrouve pas même ses défauts dans cette conduite ; je me suis trompée, j’ai mis une illusion, la plus noble, la plus séduisante de toutes, à la place de son caractère. Eh bien, renonçons à cette illusion comme à toutes celles dont le cœur est avide ; il faut, tant qu’il est ordonné de vivre, repousser les affections qui rattachent à l’idée du bonheur : dès qu’elles le promettent, elles trompent. Adieu, Louise, je n’ai que des sentiments amers, je répugne à les exprimer ; adieu.

LETTRE XXIV. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 21 septembre.

Je n’ai pas eu depuis deux jours la force de vous écrire ; je craindrais cependant qu’un plus long silence ne vous inquiétât, je ne veux pas le prolonger ; mais que puis-je dire maintenant ? rien, plus rien du tout ; il n’y a pas même dans ma vie de la douleur à confier. J’ai du dégoût de moi, puisque je ne peux penser à lui ; il n’y a rien dans mon âme, rien dans mon esprit qui m’intéresse. Je ne pars pas immédiatement, parce que Thérèse reste encore quelque temps chez moi, et que madame de Vernon est malade, peut-être ruinée ; je veux la consoler et réparer ainsi mes injustes soupçons contre elle. J’ai encore en ma puissance de la fortune et des soins, je veux faire de ce qui me reste du bien à quelqu’un, et, s’il se peut, surtout à madame de Vernon. Je m’étonne que je puisse servir à quoi que ce soit dans ce monde ; mais enfin si je puis, je le dois.

Je veux tâcher d’engager madame de Vernon à venir avec moi dans les provinces méridionales ; ce voyage est nécessaire à l’état menaçant de sa poitrine. Si elle a dérangé sa fortune, je lui offrirai les services que je peux lui rendre, mais je ne lui donnerai point de conseils sur la conduite qu’elle doit tenir désormais ; hélas ! sais-je juger, sais-je découvrir la vérité ? sur quoi pourrait-on s’en rapporter à moi, quand je ne puis me guider moi même ! Ma tête est exaltée ; je n’observe point, je crois voir ce que j’imagine ; mon cœur est sensible, mais il se donne à qui veut le déchirer, Je vous le dis, Louise, je ne suis plus rien qu’un être assez bon, mais qu’il faut diriger, et dont