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DELPHINE.

les sacrifices plus faciles. L’Europe, l’Amérique, tous les pays du monde me sont égaux. Quand une fois on connaît bien les hommes, aucune préférence vive n’est possible pour telle ou telle nation, et l’habitude qui supplée à la préférence n’existe pas en moi, puisque j’ai constamment voyagé ; peut-être même est-il assez doux, lorsque l’on n’est point poursuivi par les remords, de rompre tous ces rapports que la durée de la vie vous a fait contracter avec les hommes, de s’affranchir ainsi de cette foule de souvenirs pénibles qui oppressent l’âme, et souvent arrêtent ses élans les plus généreux. Je me replacerai au milieu de la nature avec un être aimable qui partagera toutes mes impressions. J’essayerai sur cette terre ce qu’est peut-être la vie à venir, l’oubli de tout, hors le sentiment et la vertu.

Thérèse est beaucoup plus digne qu’aucune autre femme de la destinée que je lui propose ; en s’enfermant dans un couvent pendant le reste de ses jours, elle exerce plus de courage pour le malheur que je ne lui en demande pour le bonheur. Un principe de devoir, fortifié par la religion, peut seul, j’en suis sûr, la déterminer à se sacrifier ainsi ; mais en quoi consiste-t-il donc ce devoir ? à quelle expiation est-elle obligée ? Quel bien peut-il résulter, pour les morts comme pour les vivants, du malheur qu’elle veut subir ? Si elle se croit des torts, ne vaut-il pas mieux les réparer par des vertus actives ? Nous emploierions en Amérique la fortune que je possède à des établissements utiles, à une bienfaisance éclairée : Thérèse n’aura pas rempli, j’en conviens, les devoirs que les hommes lui avaient imposés ; mais ceux qu’elle a choisis, mais ceux que son cœur lui permettait d’accomplir, elle y sera fidèle.

Il faut que je la voie, c’est le seul moyen qui me reste pour la faire renoncer à sa cruelle résolution ; toute autre tentative serait vaine ; mes lettres n’ont rien produit, le spectacle seul de ma douleur peut la toucher. Obtenez-moi donc, madame, un sauf-conduit pour passer quinze jours en France ; l’envoyé de Toscane le demandera, si vous le désirez. Je voulais arriver sans toutes ces précautions misérables ; mais j’ai craint pour Thérèse l’éclat que pourrait avoir mon emprisonnement, si la famille de M. d’Ervins l’obtenait. Je ne doute pas que l’intention de cette famille ne soit de persécuter Thérèse ; mais ce ne sont point de semblables motifs qui pourront l’engager à me croire ; il n’y a que ma peine qui puisse agir sur elle, et jamais il n’en exista de plus profonde.

Depuis qu’une expérience rapide m’a donné de bonne heure les qualités des vieillards, en me décourageant, comme eux, de