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DEUXIÈME PARTIE.

le dis, je succombais, et ce cri de miséricorde ne m’échappe qu’après les combats les plus violents que le caractère et le sentiment, la raison et la souffrance se soient jamais livrés.

LETTRE XIX. — M. DE SERBELLANE À MADAME D’ALBÉMAR[1].
Lisbonne, ce 4 septembre 1790.

Je viens vous demander, madame, le plus éminent service, le seul qui puisse détourner l’irréparable malheur dont je suis menacé.

Thérèse, après avoir assuré le sort de sa fille, en passant quelques mois dans ses terres près de Bordeaux, veut obtenir de la famille de son mari la permission de vous confier l’éducation d’Isaure, et, tranquille alors sur le sort de cette enfant, elle est résolue à se faire religieuse dans un couvent dont le père Antoine, son confesseur actuel, a la direction : ainsi mourrait au monde et à moi la meilleure et la plus charmante créature que le ciel ait jamais formée. Le Dieu que Thérèse adore serait-il un Dieu de bonté s’il lui commandait un tel supplice ?

Les coutumes barbares des sociétés civilisées ont fait de Thérèse, à quatorze ans, l’épouse d’un homme indigne d’elle. La nature, en faisant naître M. d’Ervins vingt-cinq ans avant Thérèse, semblait avoir pris soin de les séparer ; les indignes calculs d’une famille insensible les ont réunis, et Thérèse serait coupable de m’avoir choisi pour le compagnon de sa vie !

Il est impossible, je le sens, qu’au milieu du monde elle porte le nom de mon épouse ; il faut respecter la morale publique qui le défend : elle est souvent inconséquente, cette morale, soit dans ses austérités, soit dans ses indulgences ; néanmoins, telle qu’elle est, il ne faut pas la braver, car elle tient à quelques vertus dans l’opinion de ceux qui l’adoptent. Mais quel devoir, quel sentiment peut empêcher Thérèse de changer de nom, et d’aller en Amérique m’épouser et s’établir avec moi ? Vous trouverez ce projet bien romanesque pour le caractère que vous me connaissez ; il m’est inspiré par un sentiment honnête et refléchi. J’ai fait imprudemment le malheur d’une innocente personne ; je dois lui consacrer ma vie, quand cette vie peut lui faire quelque bien. D’ailleurs, si la disposition de mon âme me rend peu capable de passions très-vives, elle me rend aussi

  1. Cette lettre fut remise le 16 septembre au soir à madame d’Albémar.