Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
166
DELPHINE.

rompre avec elle sans l’informer même par un mot de mon dessein.

Madame de Vernon m’a fortement pressé hier encore d’aller en Espagne ; elle craint, je le crois, que je ne lui fasse des reproches sur ses pertes continuelles au jeu : son inquiétude est mal fondée, c’est le moment d’avoir des torts avec moi ; je ne me souviens de rien, je suis insensible à tout. Mais pourquoi madame de Vernon ne m’a-t-elle jamais dit que Delphine m’avait aimé, qu’elle désirait pouvoir rompre avec son premier choix ? Madame de Vernon avait-elle peur qu’après tout ce qui s’était passé je consentisse à remplacer M. de Serbellane ? c’était bien peu me connaître ! Mais elle ne devait pas se refuser à me donner un sentiment doux quand j’étais irrité, dévoré ; quand un mot qui m’eût laissé respirer m’aurait fait plus de bien qu’une goûte d’eau dans le désert.

Le soulagement dont j’ai besoin, je le trouverai peut-être dans une conversation de quelques heures avec madame d’Albémar. Je suis donc résolu de lui écrire pour lui demander de me recevoir à Bellerive. Ce n’est point à Paris, c’est dans la solitude que je veux lui parler ; elle y retournera demain, ma lettre lui sera remise après-demain à son réveil. Vous n’avez rien à redouter pour mes devoirs de cette explication, mon cher maître ; j’apprendrais que Delphine m’aime encore, que mes résolutions ne seraient point changées ; elle ne peut plus se montrer à moi telle que je la croyais, et l’idée parfaite que j’avais d’elle pourrait seule décider de mon sort. Si, comme je l’espère, madame d’Albémar consent à me recevoir, si elle me montre quelques regrets, je saurai me tracer un plan de vie triste, mais calme. Je partirai pour l’Espagne, j’y resterai quelques années, dussé-je y faire venir madame de Mondoville. Je veux quitter la France après avoir vu madame d’Albémar ; nous nous séparerons sans amertume ; je pourrai supporter mon sort : mes regrets ne finiront point, mais la plupart des hommes ne vivent-ils pas avec un sentiment pénible au fond du cœur ?

Enfin ne me blâmez pas, j’ose vous le répéter, ne me blâmez pas ; on doit permettre aux caractères passionnés de chercher une situation d’âme quelconque qui leur rende l’existence tolérable. Pensez-vous que je puisse vivre plus longtemps dans l’état où je suis depuis deux mois ? Il me faut une autre impression, fût-ce une autre douleur, il me la faut ! Vous me connaissez de la force, de la fermeté ; je sais souffrir ; eh bien, je vous