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DELPHINE.

vous aimait, et que vous aimiez madame d’Albémar ; je vais passer un mois à la campagne, je reviens, tout est changé : une aventure cruelle fait un bruit épouvantable ; madame d’Albémar, dit-on, doit épouser M. de Serbellane, je vous retrouve l’époux de Mathilde, et cependant vous êtes triste ; madame d’Albémar ne part point, et ne voit plus personne ; qu’est-ce que cela signifie ? » Léonce reprit l’air de réserve qu’il avait un moment perdu, et me dit assez froidement : « Madame d’Albémar sera sans doute très-heureuse dans le choix qu’elle a fait de M. de Serbellane. — On ne m’ôtera pas de l’esprit, repris-je, qu’elle vous préfère à tout ; mais il est inutile de vous en parler à présent que vous êtes marié ; ainsi donc adieu. » Je me levais pour m’en aller ; Léonce me retint par ma robe, et me dit : « Vous êtes bonne, quoique un peu légère ; vous n’avez pas voulu me faire de la peine, expliquez vous davantage. — Je ne sais rien, repris-je, je vous assure ; je me souviens seulement d’avoir vu madame d’Albémar traverser ici la salle du bal un soir où vous étiez prêt à vous trouver mal après avoir dansé avec elle. L’émotion qui la trahissait ce jour-là ne peut appartenir qu’à un sentiment vrai, pur, abandonné, tel qu’on l’éprouve, ajoutai-je en soupirant, quand d’illusions en illusions on n’a pas flétri son cœur : il se peut qu’elle ait eu des engagements antérieurs avec M. de Serbellane ; mais je suis convaincue qu’elle ne l’épousera pas, parce qu’elle vous aime, et qu’elle a rompu ses liens avec lui à cause de vous. »

Léonce parut frappé de ce que je venais de lui dire. Madame de Vernon étant venue nous rejoindre, je rentrai dans le salon, et ne parlai plus à M. de Mondoville de la soirée, qu’un moment lorsque je m’en allais, et qu’il venait d’avoir un assez long entretien seul avec sa belle-mère. « N’écoutez pas trop madame de Vernon, lui dis-je tout bas ; je me méfie beaucoup même de son amitié pour madame d’Albémar ; elle est bien fine, madame de Vernon ; elle n’est point dévote, elle n’a guère de principes sur rien, elle a beaucoup d’esprit ; elle n’a point aimé son mari, et cependant elle n’a jamais eu d’amant. Défiez-vous de ces caractères-là, il faut que leur activité s’exerce de quelque manière. Croyez-moi, les pauvres femmes qui, comme moi, se sont fait beaucoup de mal à elles-mêmes, ont été bien moins occupées d’en faire aux autres. — Hélas ! me répondit Léonce en me donnant la main pour me reconduire jusqu’à ma voiture, il y a peut-être une vie dont le sort a été décidé par ce que vous dites si gaiement. »