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DEUXIÈME PARTIE.

leur dit : « Allons, les jeunes mariés, dansez ensemble. — Bravo ! se mit-on à crier de toutes parts ; oui, qu’ils dansent ensemble. » La musique commence à l’instant, et tout le monde s’écarte pour laisser Mathilde et Léonce seuls au milieu de la chambre.

Tout cela s’était fait si rapidement, que Léonce, toujours absorbé, ne sut pas d’abord ce qu’on voulait de lui ; mais quand il entendit la musique, qu’il vit le cercle, formé, et près de lui Mathilde qui se préparait à danser, saisi à l’instant comme par un sentiment d’effroi, frappé sans doute du souvenir de Delphine que tout lui retraçait, il rejeta la main de Mathilde avec violence, recula de quelques pas devant elle, puis, se retournant tout à coup, il sortit en un clin d’œil de la chambre et s’élança dans le jardin ; le cercle qui l’entourait s’ouvrit subitement pour le laisser passer ; la vivacité de son action faisait tant d’impression sur tout le monde, que personne n’eut l’idée de prononcer un mot pour l’arrêter.

Madame de Vernon, remarquant l’étonnement de la société, se hâta de dire que M. de Mondoville ne pouvait supporter d’être l’objet de l’attention générale, et qu’il était très-timide, malgré les bonnes raisons qu’on pouvait lui trouver de ne pas l’être. Chacun eut l’air de le croire ; et, chose étonnante, Mathilde, qui aime certainement son mari, fut la première à se tranquilliser complètement, et se mit à danser à la même place où Léonce l’avait quittée.

Je sortis pour prendre l’air à l’extrémité du jardin de madame de Vernon. Je trouvai Léonce assis sur un banc et profondément rêveur ; il me vit pourtant au moment où je me détournais pour ne pas le troubler ; et lui, qui jusqu’alors ne m’avait jamais adressé la parole, vint à moi et me dit : « Madame de R…, la dernière fois que je vous ai vue, vous étiez avec madame d’Albémar ; vous en souvenez-vous ? — Oui, sûrement, lui répondis-je, je ne l’oublierai jamais. — Eh bien, dit-il alors, asseyez-vous sur ce banc avec moi ; cela vous fera-t-il de la peine de quitter le bal ? — Non, je vous assure, » lui répétai-je plusieurs fois. Mais, lorsque nous fûmes assis, il garda le silence et n’eut plus l’air de se souvenir que c’était lui qui voulait me parler. J’éprouvais un embarras qui ne me convient plus, et je me hâtai d’en sortir par mes anciennes manières étourdies et coquettes ; car c’est une coquetterie que de parler à un homme de ses sentiments, même pour une autre femme. « Que vous est-il donc arrivé, lui dis-je, en mon absence ? je croyais avoir remarqué que madame d’Albémar