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DEUXIÈME PARTIE.

Je vous eu conjure, mon cher élève, calmez-vous sur toutes ces idées, le temps en est passé ; votre sort est fixé comme votre devoir : rappelez-vous ce que vous avez toujours pensé des liens que vous venez de contracter, et songez qu’il faut se soumettre, quand la passion nous aveugle, aux jugements qu’on a prononcés dans le calme de sa raison. Je suis désolé d’être hors d’état d’aller en voiture ; je pourrais espérer que nos entretiens vous feraient du bien. Adieu.

LETTRE XVII. — MADAME DE R. À MADAME D’ARTENAS.
Ce 14 septembre.

Je suis arrivée, il y a deux jours, pour vous voir, mon aimable tante, et l’on m’a dit chez vous que vous étiez à la campagne ; vous auriez dû m’en prévenir ; je ne reviens à Paris que pour vous : quand nous serons bien seules une fois, je vous expliquerai mon goût pour la retraite ; vous m’encouragerez à vous en parler, car ce sujet m’est pénible.

J’ai commencé par m’informer de madame d’Albémar ; je ne veux point aller chez elle ; hélas ! je sais trop que sa liaison avec moi ne pourrait que lui nuire ; mais je n’ai pas dans le cœur un sentiment plus vif que mon intérêt pour son sort. Madame de Vernon me fit inviter hier à une grande assemblée qu’elle donnait, et j’y allai dans l’espérance de rencontrer madame d’Albémar qui n’y fut point. En traversant les appartements de madame de Vernon, je me rappelai la dernière fois que j’y vins, le jour de ce grand bal où Delphine eut tant de succès, et montra si visiblement son intérêt pour M. de Mondoville ; je réfléchissais aux événements inattendus qui avaient suivi ce jour, lorsque M. de Mondoville entra dans le salon avec sa femme.

Je vous ai dit, je crois, ma tante, que la première fois que j’avais vu Léonce, je fus si frappée du charme et de la noblesse de sa figure, que, tout à coup l’impression que j’en reçus me fit réfléchir avec amertume sur les torts de ma vie. Je sentis que je n’étais pas digne d’intéresser un tel homme, et madame d’Albémar me parut la seule femme qui méritât de lui plaire. Eh bien, hier, l’expression du visage de Léonce était entièrement changée ; la beauté de ses traits restait toujours la même, mais son regard sombre et distrait ne s’arrêtait plus sur aucune femme. Il se hâta de saluer, et s’assit dans un coin de la chambre où il n’y avait personne à qui parler. Sa