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DELPHINE.

qui prend toutes les formes pour vous poursuivre, sans que vous ayez jamais aucune arme pour l’atteindre, je ne puis me résoudre à la supporter. Les malheureux condamnés au supplice savent au moins pour quels crimes ils sont punis, et moi je l’ignore. Ce que je croyais ne me parait plus vraisemblable. Écoutez ce qui s’est passé hier, et, si vous le pouvez, continuez à me commander de partir sans le voir.

On jouait hier Tancrède ; madame de Vernon me proposa d’y aller : j’y consentis, parce que, de toutes les tragédies, c’est celle qui m’a fait verser le plus de larmes. Nous nous plaçâmes dans la loge de madame de Vernon, qui est en bas, sur l’orchestre. Pendant le premier acte, je remarquai à quelque distance de nous un homme enveloppé d’un manteau, la tête appuyée sur le banc de devant, couvrant son visage avec ses mains et mettant du soin à se cacher. Malgré tous ses efforts, je reconnus Léonce : il y a tant de noblesse dans sa taille, que rien ne peut la déguiser.

Mes yeux étaient fixés sur lui ; je n’entendais presque rien de la pièce, mais je le regardais ; il tressaillit en écoutant la scène où Tancrède apprend l’infidélité d’Aménaïde : son émotion, depuis cet instant, semblait s’accroître toujours ; il cherchait à la dérober à tous les regards, mais je ne pouvais m’y méprendra. Ah ! que j’aurais voulu m’approcher de lui ! combien j’étais touchée de ses larmes ! C’étaient les premières que je voyais répandre à cet homme d’un caractère si ferme et si soutenu : était-ce pour moi qu’il pleurait ? Serait-il possible que son âme fût ainsi bouleversée, si Mathilde suffisait à son bonheur ? ne donnait-il point de regrets à celle qui entend le mieux les sentiments d’Aménaïde, qui est plus digne d’admirer avec lui le langage que le génie prête à l’amour ?

Enfin, au quatrième acte, il me parut qu’il n’avait plus le pouvoir de se contraindre ; je vis son visage baigné de pleurs, et je remarquai dans toute sa personne un air de souffrance qui m’effraya ; je crois même que, dans mon trouble, je fis un mouvement qu’il aperçut, car à l’instant même il se baissa de nouveau pour se dérober à mes regards. Mais lorsque Tancrède, après avoir combattu et triomphé pour Aménaïde, revient avec la résolution de mourir ; lorsqu’un souvenir mélancolique, dernier regret vers l’amour et la vie, lui inspire ces vers, les plus touchants qu’il y ait au monde :

Quel charme, dans son crime, à mes esprits rappelle
L’image des vertus que je crus voir en elle !