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DEUXIÈME PARTIE.

J’allai donc ce matin au Louvre ; mais avant d’arriver à l’atelier du peintre de M. de Serbellane, je m’arrêtai dans la galerie des tableaux ; il y en avait un qu’une jeune artiste venait de terminer[1] : il me frappa tellement, qu’à l’instant où je le regardai, je me sentis baignée de larmes. Vous savez que de tous les arts, c’est à la peinture que je suis le moins sensible ; mais ce tableau produisit sur moi l’impression vive et pénétrante que jusqu’alors je n’avais jamais éprouvée que par la poésie ou par la musique.

Il représente Marcus Sextus revenant à Rome après les proscriptions de Sylla. En entrant dans sa maison, il retrouve sa femme étendue sans vie sur son lit ; sa jeune fille, au désespoir, se prosterne à ses pieds. Marcus tient la main pâle et livide de sa femme dans la sienne ; il ne regarde pas encore son visage, il a peur de ce qu’il va souffrir ; ses cheveux se hérissent ; il est immobile ; mais tous ses membres sont dans la contraction du désespoir. L’excès de l’agitation de l’âme semble lui commander l’inaction du corps. La lampe s’éteint, le trépied qui la soutient se renverse : tout rappelle la mort dans ce tableau ; il n’y a de vivant que la douleur.

Je fus saisie, en le voyant, de cette pitié profonde que les fictions n’excitent jamais dans notre cœur, sans un retour sur nous-mêmes ; et je contemplai cette image du malheur comme si, dangereusement menacée au milieu de la mer, j’avais vu de loin sur les flots les débris d’un naufrage.

Je fus tirée de ma rêverie par l’arrivée du peintre, qui me mena dans son atelier ; je vis le portrait de M. de Serbellane, très-frappant de ressemblance. Je demandai qu’on le portât dans ma voiture : pendant qu’on l’arrangeait, je revins dans la galerie pour revoir encore le tableau de Marcus Sextus.

En entrant, j’aperçois Léonce placé comme je l’étais devant ce tableau, et paraissant ému comme moi de son expression ; sa présence m’ôta dans l’instant toute puissance de réflexion, et je m’avançai vers lui sans savoir ce que je faisais. Il leva les yeux sur moi, et ne parut pas surpris de me voir. Son âme était déjà ébranlée ; il me sembla que j’arrivais comme il pensait à moi, et que ses réflexions le préparaient à ma présence.

« On plaint, me dit-il avec une sorte d’égarement tout à fait extraordinaire et presque sans me regarder, oui, l’on plaint ce Romain infortuné qui, revenant dans sa patrie, ne trouve plus que les restes inanimés de l’objet de sa tendresse ; eh bien, il

  1. Le Marcus Sextus de Guérin.