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DELPHINE.

pression, comme je suis assurée qu’il y est tout à fait indifférent, je me distrais facilement de ma peine. L’on n’est inconsolable, dans un sentiment vrai, que de la douleur de ce qu’on aime ; l’on finit toujours par oublier la sienne propre.

J’étais convaincue que la morale et la religion bien entendues ne me défendaient point d’épouser Henri, puisque je ne troublais, par cette résolution, la destinée de personne, et que je n’avais à rendre compte qu’à Dieu de mon bonheur. Devais-je donc, quand le ciel m’avait fait rencontrer le seul caractère qui pût s’identifier avec le mien, le seul homme qui pût tirer de mes qualités et de mes défauts des sources de félicité pour tous les deux, devais-je sacrifier ce sort unique au mal que pouvaient dire de moi de froids amis qui m’ont bientôt oubliée, des indifférents qui savent à peine mon nom ? Ils me conseilleraient de renoncer au seul être qui m’aime, au seul être qui me protège dans ce monde, tout en se préparant à me refuser du secours, si j’en avais besoin, si, redevenue isolée par déférence pour leurs avis, j’allais leur demander l’un des milliers de services que Henri me rendrait sans les compter.

Non, ce n’est point à l’opinion des hommes, c’est à la vertu seule qu’on peut immoler les affections du cœur : entre Dieu et l’amour, je ne connais d’autre médiateur que la conscience. De quoi vous menace donc la société ? de ne plus vous voir ? La punition n’est pas égale à la sévérité des lois qu’elle impose. Cependant, je le répète à vous, madame, qui êtes encore dans les premières années de la jeunesse, mon exemple ne doit entraîner personne à m’imiter. C’est un grand hasard à courir pour une femme que de braver l’opinion ; il faut, pour l’oser se sentir, suivant la comparaison d’un poëte, un triple airain autour du cœur, se rendre inaccessible aux traits de la calomnie, et concentrer en soi-même toute la chaleur de ses sentiments ; il faut avoir la force de renoncer au monde, posséder les ressources qui permettent de s’en passer, et ne pas être douée cependant d’un esprit ou d’une beauté rares, qui feraient regretter les succès pour toujours perdus ; enfin, il faut trouver dans l’objet de nos sacrifices la source toujours vive des jouissances variées du cœur et de la raison, et traverser la vie appuyés l’un sur l’autre, en s’aimant et faisant le bien.

Vous connaissez maintenant ma situation, madame ; vous aurez aperçu que mon bonheur n’est pas sans mélange : mais le bonheur parfait ne peut jamais être le partage d’une femme