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DELPHINE.

vivre, vous diront de quel prix est, dans les jouissances habituelles, ce besoin de communiquer ses idées, de développer ses sentiments, ce goût de conversation qui jette de l’intérêt dans une vie où le calme s’achète d’ordinaire aux dépens de la variété ; et ne croyez point que cet empressement de Henri pour mon entretien naisse seulement de son amour pour moi ; ma raison m’aurait dit encore qu’il ne faut jamais compter sur les qualités que l’amour donne, ou se croire préservé des défauts dont il corrige. Ce qui me rend certaine de mon bonheur avec Henri, c’est que je connais parfaitement son caractère tel qu’il est, indépendamment de l’affection que je lui inspire, et que je suis la seule personne au monde avec laquelle il ait entièrement développé ses vertus comme ses défauts.

Henri possède un genre d’agrément et de gaieté qui ne peut se développer que dans la familiarité de sentiments intimes ; ce n’est point une grâce de parure, mais une grâce d’originalité dont la parfaite aisance augmente beaucoup le charme : quand l’intimité est arrivée à ce point qui fait trouver du charme dans des jeux d’enfants, dans une plaisanterie vingt fois répétée, de petits détails sans fin auxquels personne que vous deux ne pourrait jamais rien comprendre, mille liens sont enlacés autour du cœur, et il suffirait d’un mot, d’un signe, de l’allusion la plus légère à des souvenirs si doux, pour rappeler ce qu’on aime du bout du monde.

J’ai de la disposition à la jalousie ; Henri ne m’en fait jamais éprouver le moindre mouvement ; je sais que seule, je le connais, que seule je l’entends, et qu’il jouit d’être senti, d’être estimé par moi, sans avoir jamais besoin de mettre en dehors ce qu’il éprouve. Il a des opinions très-indépendantes, assez de mépris pour les hommes en général, quoiqu’il ait beaucoup de bienveillance pour chacun d’eux en particulier. On a dit assez de mal de lui, surtout depuis que, dans les querelles politiques, il s’est montré partisan de la révolution ; il tient cette injustice pour acceptée, et rien au monde ne pourrait le contraindre à une justification, pas même à une démonstration de ce qu’il est : dès que cette démonstration peut être demandée, elle lui devient impossible. Le parfait naturel de son caractère m’est encore un garant de sa fidélité ; s’il formait une nouvelle liaison, il serait obligé d’entrer dans des explications sur lui-même, sur ses défauts, sur ses qualités, dont sa conduite envers moi le dispense ; il m’a parlé par ses actions, et c’est de cette manière qu’un caractère fier et souvent calomnié aime à se faire connaître.