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DEUXIÈME PARTIE.

n’avais point d’enfants ; je demandai le divorce selon les lois de Hollande. M. de T., avant d’y consentir, voulut exiger de moi une renonciation absolue à toute ma fortune ; quand je la refusai, il m’enferma dans sa terre et me menaça de la mort : son amour s’était changé eu haine, et toute sa conduite était alors soumise à sa passion dominante, à l’avidité. Henri me sauva par son courage, exposa mille fois sa vie pour me délivrer, et me ramena enfin en France après deux années, pendant lesquelles il m’avait rendu tous les services que l’amour et la générosité peuvent inspirer.

Mon divorce fut prononcé. Je ne vous fatiguerai point des peines qu’il m’en coûta pour l’obtenir ; c’est Henri que je veux vous faire connaître, toute ma destinée est en lui. Je vais peut-être vous étonner, jeune et charmante Delphine ; mais ce n’est point la passion de l’amour, telle qu’on peut la ressentir dans l’effervescence de la jeunesse, qui m’a décidé à choisir Henri pour le dépositaire de mon sort ; il y a de la raison dans mon sentiment pour lui, de cette raison qui calcule l’avenir autant que le présent, et se rend compte des qualités et des défauts qui peuvent fonder une liaison durable. On parle beaucoup des folies que l’amour fait commettre : je trouve plus de vraie sensibilité dans la sagesse du cœur que dans son égarement ; mais toute cette sagesse consiste à n’aimer, quand on est jeune, que celui qui vous sera cher également dans tous les âges de la vie. Quel doux précepte de morale et de bonheur ! Et la morale et le bonheur sont inséparables quand les combinaisons factices de la société ne viennent pas mêler leur poison à la vie naturelle.

Henri de Lebensei est certainement l’homme le plus remarquable par l’esprit qu’il soit possible de rencontrer : une éducation sérieuse et forte lui a donné sur tous les objets philosophiques des connaissances infinies, et une imagination très-vive lui inspire des idées nouvelles sur tous les faits qu’il a recueillis. Il se plaît à causer avec moi, d’autant plus qu’une sorte de timidité sauvage et fière le rend souvent taciturne dans le monde ; comme son esprit est animé et son caractère assez sérieux, plus le cercle se resserre, plus il déploie dans la conversation d’agréments et de ressources, et seul avec moi il est plus aimable encore qu’il ne s’est jamais montré aux autres. Il réserve pour moi des trésors de pensées et de grâce, tandis que le commun des hommes s’exalte pour les auditeurs, s’enflamme pour l’amour-propre, et se refroidit dans l’intimité : tous ceux qui aiment la solitude ou que les circonstances ont appelés à y