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DEUXIÈME PARTIE.

non-seulement il s’irritait contre vous, mais il cherchait à dégrader vos motifs ; il voulait qu’il n’y eût qu’une seule chose de considérée dans le monde, l’art de s’enrichir, et le talent de faire prospérer, en tout genre, ses propres intérêts. Enfin, je l’ai doublement senti dans le temps de mon malheur et dans les années heureuses qui l’ont suivi, l’étendue des lumières, le caractère et les idées que l’on nomme, philosophiques, sont aussi nécessaires au charme, à l’indépendance et à la douceur de la vie privée, qu’elles peuvent l’être à l’éclat de toute autre carrière.

Il fallait, pour vivre bien avec M. de T., que je renonçasse à tout ce que, j’avais de bon en moi ; je n’aurais pu me créer un rapport avec lui qu’en me livrant à un mauvais sentiment.

Quoiqu’il ne cherchât point à plaire, il était très-inquiet de ce qu’on disait de lui ; il n’avait ni l’indifférence sur les jugements des hommes que la philosophie peut inspirer, ni les égards pour l’opinion qu’aurait dû lui suggérer son désir de la captiver. Il voulait obtenir ce qu’il était résolu de ne pas mériter, et cette manière d’être lui donnait de la fausseté dans ses rapports avec les étrangers, et de la violence dans ses relations domestiques.

Il songeait, du matin au soir, à l’accroissement de sa fortune, et je ne pouvais pas même me représenter cet accroissement comme de nouvelles jouissances, car j’étais assurée qu’une augmentation de richesse lui faisait toujours naître l’idée d’une diminution de dépense ; et je ne disputais sur rien avec lui, dans la crainte de prolonger l’entretien, et de sentir nos âmes de trop près dans la vivacité de la querelle.

L’exercice d’aucune vertu ne m’était permis ; tout mon temps était pris par le despotisme ou l’oisiveté de mon mari. Quelquefois les idées religieuses venaient à mon secours ; néanmoins combien elles ont acquis plus d’influence sur moi depuis que je suis heureuse ! Des souffrances arides et continuelles, une liaison de toutes les heures avec un être indigne de soi, gâtent le caractère, au lieu de le perfectionner. L’âme qui n’a jamais connu le bonheur ne peut être parfaitement bonne et douce ; si je conserve encore quelque sécheresse dans le caractère, c’est à ces années de douleur que je le dois. Oui, je ne crains pas de le dire, s’il était une circonstance qui put nous permettre une plainte contre notre Créateur, ce serait du sein d’un mariage mal assorti que cette plainte échapperait ; c’est sur le seuil de la maison habitée par ces époux infortunés qu’il faudrait placer ces belles paroles du Dante, qui proscrivent l’espérance.