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DELPHINE.

vous le désirez, tout ce qui concerne mon sort ; je ne puis être insensible à l’espoir de captiver votre estime. Un sentiment de timidité, que vous trouverez naturel, me rendrait pénible de parler longtemps de moi ; j’aurai plus de confiance en écrivant. » Madame de Vernon nous rejoignit alors et fut témoin de l’expression de ma reconnaissance.

Madame de Lebensei nous pria toutes les deux de rester chez elle quelques jours ; je m’y refusai pour cette fois, n’en ayant pas prévenu Thérèse ; mais nous promîmes de revenir : je désirais revoir madame de Lebensei, et j’aurais craint de la blesser en le refusant ; on a de la susceptibilité dans sa situation, et cette susceptibilité, les âmes sensibles doivent la ménager, car elle donne aux plus petites choses une grande influence sur le bonheur.

En revenant avec madame de Vernon, je fus encore plus frappée que je ne l’avais été le matin de sa pâleur et de sa tristesse, et je lui demandai à quelle heure elle s’était couchée la nuit dernière. « A cinq heures du matin, me répondit-elle. — Vous avez donc joué ? — Oui. — Mon Dieu ! repris-je, comment pouvez-vous vous abandonner à ce goût funeste ? vous y aviez renoncé depuis si longtemps ! — Je m’ennuie dans la vie, me répondit-elle ; je manque d’intérêt, de mouvement, et mon repos n’a point de charmes : le jeu m’anime sans m’émouvoir douloureusement : il me distrait de toute autre idée, et je consume ainsi quelques heures sans les sentir. — Est-ce à vous, lui dis-je, de tenir ce langage ? votre esprit… — Mon esprit ! interrompit-elle ; vous savez bien que je n’en ai que pour causer, et point du tout pour lire ni pour réfléchir  ; j’ai été élevée comme cela : je pense dans le monde ; seule, je m’ennuie ou je souffre. — Mais ne savez-vous donc pas, lui dis-je, jouir des sentiments que vous inspirez ? — Vous voyez quelle a été la conduite de ma fille pour moi, me répondit-elle, de ma fille à qui j’avais fait tant de sacrifices : peut-être qu’en voulant la servir, je me suis rendue moins digne de votre amitié ; vous me l’accordez encore, mais votre confiance en moi n’est plus la même ; tout est donc altéré pour moi. Néanmoins les moments que je passe avec vous sont encore les plus agréables de tous ; ainsi ne parlons pas de mes peines dans le seul instant où je les oublie. » Alors elle ramena la conversation sur madame de Lebensei ; et comme elle a tout à la fois de la grâce et de la dignité dans les manières, il est impossible de persister à lui parler d’un sujet qu’elle évite, ni de résister au charme de ce qu’elle dit.