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DEUXIÈME PARTIE.

bliée de vous ! Aucun être, dans le petit nombre d’années que j’ai passées sur cette terre, aucun être n’a souffert par moi ; vous n’avez entendu aucune plainte qui fût causée par mon existence ; j’ai été jusqu’à ce jour une créature innocente ; pourquoi donc me livrez-vous à des tourments si cruels ? » Ma Louise, en prononçant ces mots, j’avais pitié de moi-même : ce sentiment a quelque douceur.

Un secours plus efficace pénétra dans mon cœur ; je me blâmai d’avoir tardé si longtemps à recourir à la prière ; je repoussai le système que je m’étais fait de froideur et d’insensibilité : ce que je craignais, c’était l’amour, c’était la faiblesse, qui m’inspirait quelquefois le désir d’aller vers Léonce, de me justifier moi-même à ses yeux, de braver pour lui parler, tous les devoirs, tous les sentiments délicats. Je trouvai bien plus de ressources contre ces indignes mouvements dans l’élévation de mon âme vers son Dieu, dans les promesses que je lui fis de rester fidèle à la morale, et je revins chez, moi plus satisfaite de mes résolutions.

Depuis, je me suis occupée de Thérèse ; il y avait quelques jours que je ne l’avais vue : elle passe presque toutes ses heures seule avec un prêtre vénérable qui a pris beaucoup d’ascendant sur elle ; son dessein est d’aller à Bordeaux pour arranger ses affaires, lorsqu’elle se croira sûre de n’avoir rien à craindre de la famille de son mari. Comme nous causions ensemble, je reçus des lettres de M. de Serbellane que mon banquier m’envoyait, parce que c’est sous mon nom qu’il écrit à Thérèse ; je les lui remis : elle, pleura beaucoup en les lisant et me dit : « Il m’est permis de les recevoir encore, mais dans quelques mois, je ne le pourrai plus. » Je voulais qu’elle s’expliquât davantage, elle s’y refusa ; je n’osai pas insister. J’ignore par quelles pratiques, par quelles pénitences elle essaye de se consoler ; sans partager ses opinions, je n’ai point cherché, jusqu’à ce jour, à les combattre : qui sait, Louise, s’il n’y a pas des malheurs pour lesquels toutes les idées raisonnables sont insuffisantes ?

LETTRE VI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 6 août.

Je me croyais mieux, ma sœur, la dernière fois que je vous ai écrit ; aujourd’hui les circonstances les plus simples, telles qu’il en naîtra chaque jour de semblables, ont rempli mon âme d’amertume : le fond triste et sombre sur lequel repose ma des-