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DELPHINE.

suis ! je sentais mon ressentiment adouci. Mais hier, mon banquier, chez qui j’étais entré pour je ne sais quelle affaire, reçut devant moi deux lettres de M. de Serbellane pour madame d’Albémar, et les lui adressa dans l’instant même, en faisant une plaisanterie sur ce qu’elle avait envoyé plusieurs fois demander si ces lettres étaient arrivées. Je n’apprenais rien par cet incident ; eh bien, j’en ai été comme fou tout le jour.

Que me demandez-vous encore ? si Mathilde et moi nous restons chez madame de Vernon ? Mathilde veut avoir un établissement séparé ; elle aime l’indépendance dans les arrangements domestiques, et d’ailleurs la vie de sa mère n’est point d’accord avec ses goûts. Madame de Vernon se couche tard, aime le jeu, voit beaucoup de monde ; Mathilde veut régler son temps d’après ses principes de dévotion. Je la laisse libre de déterminer ce qui lui convient : comment, dans l’état où je suis, pourrais-je avoir la moindre décision sur quelque objet que ce soit ? Je ne remarque rien, je ne sens la différence de rien : j’ai une pensée qui me dévore, et je fais des efforts pour la cacher : voilà tout ce qui se passe en moi.

Il m’a paru cependant que madame de Vernon était plus affectée du projet de sa fille que je ne m’y serais attendu d’un caractère aussi ferme que le sien : elle a prononcé à demi-voix et avec émotion les mots d’isolement et d’oubli ; mais, reprenant bientôt les manières indifférentes dont elle sait si bien couvrir ce qu’elle éprouve : « Faites ce que vous voudrez, ma fille, a-t-elle dit ; il ne faut vivre ensemble que si l’on y trouve réciproquement du bonheur. » Et en finissant ces mots, elle est sortie de la chambre. Singulière femme ! excepté un seul et funeste jour, elle ne m’a jamais parlé avec confiance, avec chaleur, sur aucun sujet ; mais ce jour-là elle exerça sur moi un ascendant inconcevable.

Ah ! quels mouvements de fureur et d’humiliation ce qu’elle m’a dit ne m’a-t-il pas fait éprouver ! Ne me demandez jamais de vous en parler ; je ne le puis. Je veux aller en Espagne voir ma mère, m’éloigner d’ici ; je l’ai annoncé à Mathilde. Je pars dans un mois, plus tôt peut-être, quand je serai sûr de ne pas rencontrer madame d’Albémar sur la route.

Un homme de mes amis m’a assuré que madame de Vernon avait beaucoup de dettes, cela se peut ; la précipitation avec laquelle j’ai tout signé ne m’a permis de rien examiner. Si madame de Vernon a des dettes, il est du devoir de sa fille de les payer. Ce mariage avec Mathilde me ruinera peut-être entièrement ; eh bien, cette idée me satisfait ; madame d’Albémar aura jeté