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DELPHINE.

point ombrageuse en jalousie ; mais si quelques circonstances frappantes lui découvraient l’attachement de Léonce pour une autre femme, elle serait aussi véhémente qu’elle est calme, et la raideur même de son esprit et l’inflexibilité de ses principes ne lui permettraient plus ni tolérance ni repos. — Hélas ! m’écriai-je, ce ne sera pas moi qui troublerai son bonheur ; l’on n’a rien à craindre de moi : ne suis-je pas un être immolé, anéanti ? Ah ! Sophie, lui dis-je, deviez-vous… Mais ne parlons plus ensemble de Léonce, afin que je puisse goûter le seul plaisir dont mon âme soit encore susceptible, le charme de votre entretien. »

Madame de Vernon voulait voir madame d’Ervins, elle s’y est refusée. Thérèse ne se montrant pas pendant que madame de Vernon était à Bellerive, j’ai passé deux jours tête à tête avec elle. Je l’avoue, le second jour j’éprouvai quelque soulagement ; il y a dans l’attrait que je ressens pour madame de Vernon à présent quelque chose d’inexplicable : elle ne m’inspire plus une estime parfaite, ma confiance n’est plus sans bornes ; mais sa grâce me captive ; quand je la vois, je m’en crois aimée, je suis moins oppressée auprès d’elle, et je ne puis l’entendre quelques heures sans imaginer confusément qu’elle m’a offert des consolations inattendues. Hélas ! cette illusion a peu duré ! Quand madame de Vernon a été partie, je me suis retrouvée plus mal qu’avant son arrivée : le bien qu’elle fait au cœur n’y reste pas.

Quel trouble je sens dans mon âme ! mes idées, mes sentiments sont bouleversés ; je ne sais pour quel but ni dans quel espoir je dois me créer un esprit, une manière d’être nouvelle ! je flotte dans la plus cruelle des incertitudes, entre ce que j’étais et ce que je veux devenir : la douleur, la douleur est tout ce qu’il y a de fixe en moi ; c’est elle qui me sert à me reconnaître. Mes projets varient, mes desseins se combattent ; mon malheur reste le même ; je souffre, et je change de résolution pour souffrir encore. Louise, faut-il vivre, quand on craint l’heure qui suit, le jour qui s’avance, comme une succession de pensées amères et déchirantes ? Si le temps ne me soulage pas, tout n’est-il pas dit ? Le secret de la raison, c’est d’attendre ; mais qui attend en vain n’a plus qu’à mourir.