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DEUXIÈME PARTIE.

ce que j’avais exigé d’elle, qu’elle exerça sur moi l’empire de la vérité. Je la condamnais, mais je l’aimais toujours ; et comme ses manières étaient restées naturelles, son charme existait encore.

Elle m’avoua avec confusion qu’elle avait en effet pressé Léonce de conclure son mariage avec sa, fille ; mais elle m’affirma que jamais il ne m’aurait épousée, après l’éclat du duel de M. de Serbellane. Il était convaincu, me dit-elle, que tout le monde saurait un jour que j’avais réuni chez moi une femme avec son amant, à l’insu de son mari, et que la mort de M. d’Ervins en étant la suite, on ne me pardonnerait jamais. Le prétexte dont on voulait couvrir ce malheur, les opinions politiques, lui déplaisait presque autant que la vérité même. Enfin, madame de Vernon ajouta que Léonce avait reçu de sa mère la lettre la plus vive contre moi, et ne cessa de me répéter que ma destinée eût été très-malheureuse avec deux personnes qui auraient traité la plupart de mes qualités comme des défauts. Je repoussai ces consolations pénibles, et je ne lui trouvais pas le droit de me les donner. Je n’aimais pas davantage ces conseils répétés de fuir Léonce et d’aller passer quelque temps auprès de vous, jusqu’à ce qu’il partit, pour l’Espagne, comme c’était son dessein. Ces conseils étaient d’accord avec mes résolutions ; mais je n’avais pas rendu à madame de Vernon le pouvoir de me diriger, et c’était presque malgré moi que je me laissais captiver par sa grâce et sa douceur.

Dans le cours de cette conversation, je lui demandai une fois si Léonce n’avait pas imaginé que je m’intéressais trop vivement à M. de Serbellane ; mais elle repoussa bien facilement cette supposition, qui m’aurait été plus douce. En effet, la jalousie que M. de Serbellane avait un moment inspirée à Léonce n’était-elle pas tout à fait détruite par la confidence même du secret de madame d’Ervins ? Non, Louise, il ne reste aucune pensée sur laquelle mon cœur puisse se reposer.

Madame de Vernon me parla ensuite de Mathilde et de Léonce. « Il ne l’aime pas, me dit-elle ; depuis leur mariage il la voit à peine ; mais elle lui convient mieux qu’aucune autre, parce qu’elle ne fera jamais parler d’elle, et que c’est ainsi que doit être la femme d’un homme si sensible au moindre blâme. Quant à Mathilde, elle aimera Léonce de toutes les puissances de son âme ; mais elle a une telle confiance dans l’ascendant du devoir, qu’elle ne forme pas un doute sur l’affection de son mari pour elle ; elle n’observe rien, et passe la plus grande partie de sa journée dans les pratiques de dévotion. Elle ne sera