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DEUXIÈME PARTIE.

Vous me parlez de la retraite ! J’ai le monde en horreur, mais la solitude aussi m’est pénible. Dans le silence qui m’environne, je suis poursuivie par l’idée que personne sur la terre ne s’intéresse à moi : personne ! ah ! pardonnez, c’est à Léonce seul que je pensais ; funeste sentiment, qui dévaste le cœur et n’y laisse plus subsister aucune des affections douces qui le remplissaient ! C’est pour vous, pour vous seule, ma sœur, que j’essaye de vivre. Madame de Vernon, que j’ai tant aimée, ne m’est plus qu’une pensée douloureuse ; je lui adresse, au fond de mon cœur, des reproches pleins d’amertume : hélas ! peut-être que Léonce seul les mérite ; je veux me préserver du premier tort des malheureux, de l’injustice. Je recevrai madame de Vernon, puisqu’elle veut me voir : elle m’écrit que mon refus l’afflige ; oh ! je ne veux pas l’affliger : peut-être, en la revoyant, reprendrai-je à son charme.

Je redemande un intérêt, un moment agréable, comme on invoquerait les dons les plus merveilleux de l’existence ; il me semble que cesser de souffrir est impossible, et qu’il n’y a plus au monde que de la douleur.

LETTRE III. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 30 juillet.

J’ai vu madame de Vernon ; elle est venue passer deux jours à Bellerive : je me promenais seule sur ma terrasse, lorsque de loin je l’ai aperçue ; j’ai été saisie d’un tel tremblement à sa vue, que je me suis hâtée de m’asseoir pour ne pas tomber ; mais cependant, comme elle approchait, un sentiment d’irritation et de fierté m’a soutenue, et je me suis levée pour lui cacher mon trouble.

Toute l’expression de son visage était triste et abattue. Nous avons gardé l’une et l’autre le silence ; enfin elle l’a rompu, en me disant que sa fille allait la quitter et s’établir avec son mari dans une maison séparée. « Ce projet n’était pas le vôtre, lui ai-je dit. — Non, répondit-elle ; il dérange et mon aisance de fortune, et l’espoir que j’avais d’être entourée de ma famille ; mais qui peut prétendre au bonheur ! » J’ai soupiré. « Vous avez fait cependant, lui dis-je avec amertume, beaucoup de sacrifices à votre fille ; elle du moins vous devrait de la reconnaissance. — Vous m’accusez, répondit-elle après quelques moments de réflexion, vous m’accusez de vous avoir mal défendue auprès de Léonce ; je peux mériter ce reproche ; cependant, je vous l’as-