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DELPHINE.

la destinée des femmes qu’un espoir ; quand le lot est tiré et qu’on a perdu, tout est dit : on essaye de vains efforts, souvent même on dégrade son caractère en se flattant de réparer un irréparable malheur ; mais cette inutile lutte contre le sort ne fait qu’agiter les jours de la jeunesse, et dépouiller les dernières années de ces souvenirs de vertu, l’unique gloire de la vieillesse et du tombeau.

Que faut-il donc faire quand une cause, inconnue ou méritée, vous a ravi le bien suprême, l’amour dans le mariage ? que faut-il donc faire quand vous êtes condamnée à ne jamais le connaître ? Éteindre ses sentiments, se rendre aride, comme tant d’êtres qui disent qu’ils s’en trouvent bien ; étouffer ces élans de l’âme qui appellent le bonheur et se brisent contre la nécessité ; j’y ai presque réussi : c’est aux dépens de mes qualités, je le sais ; mais qu’importe ! pour qui maintenant les conserverais-je ?

Je suis moins tendre avec Thérèse ; j’ai quelque chose de contraint dans mes paroles, dans mon air, qui m’inspire de la déplaisance pour moi-même ; ces défauts me conviennent : Léonce ne m’a-t-il pas jugée indigne de lui ! pourquoi ne lui donnerais-je pas raison ? Vous voulez que je retourne vers vous, ma chère Louise ; mais pouvez-vous me reconnaître ? J’ai fait sur moi un travail qui a singulièrement altéré ce que j’avais d’aimable ; ne fallait-il pas roidir son âme pour supporter ce que je souffre ! S’éveiller sans espoir, traîner chaque minute d’un long jour comme un fardeau pénible, ne plus trouver d’intérêt ni de vie à aucune des occupations habituelles, regarder la nature sans plaisir, l’avenir sans projet ; juste ciel, quelle destinée ! Et si je me livre à ma douleur, savez-vous quelle est l’idée, l’indigne idée qui s’empare de moi ? le besoin d’une explication avec Léonce.

Il me semble que je lui dirais des paroles qui me vengeraient… ; mais à quoi me servirait-il de me venger ? la fierté Seule peut me conserver quelques restes de son estime. Cependant pourra-t-il éviter de me voir ? C’est à moi de m’y refuser, je le dois, je le veux. Louise, ce qui m’a perdu, c’est trop d’abandon dans le caractère ; je me sens de l’admiration pour les qualités, pour les défauts même qui préservent de l’ascendant des autres. J’aime, j’estime la froideur, le dédain, le ressentiment ; Léonce verra si moi aussi je ne puis pas lui ressembler… Que verra-t-il ? il ne me regarde plus ; je m’agite, et il est en paix. Ma vie n’est rien dans la sienne ; il continue sa route et me laisse en arrière, après m’avoir vue tomber du char qui l’entraîne.