Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/139

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
112
DELPHINE.

la voiture aurait passé sur mon cœur avant que le mariage s’accomplit !

Non, jamais une heure n’a fait naître tant de pensées diverses, tant de projets adoptés, rejetés à l’instant ! Je me suis crue vingt fois décidée à tout hasarder pour lui parler encore, avant qu’il eût prononcé le serment éternel ; et vingt fois la fierté, la timidité glacèrent mes mouvements, et renfermèrent en moi-même la passion qui me consumait. Je me disais : Léonce, que mon imprudence a détaché de moi, que pensera-t-il d’une action inconsidérée ? Faut-il le voir marcher à l’autel après avoir foulé ma prière ! Cette réflexion m’arrêtait, mais le souvenir des jours où il m’avait aimée la combattait bientôt avec force. Pendant ces incertitudes, je voyais l’heure s’écouler, et le temps décidait pour moi de l’irrévocable destinée.

Je ne sais par quel mouvement je pris tout à coup un parti dont l’idée me donna d’abord quelque soulagement. Je résolus d’aller moi-même, couverte d’un voile, à cette église où ils devaient se marier, et d’être ainsi témoin de la cérémonie. Je ne comprends pas encore quel était mon projet ; je n’avais pas celui de m’opposer au mariage, d’oser faire un tel scandale : j’espérais, je crois, que je mourrais, ou plutôt la réflexion ne me guidait pas : la douleur me poursuivait, et je fuyais devant elle.

Je sortis seule, et tellement enveloppée d’un voile et d’un vêtement blanc, qu’on ne me reconnut point à ma porte ; je marchais dans la rue rapidement : je ne sais d’où me venait tant de force ; mais il y avait sans doute dans ma démarche quelque chose de convulsif, car je voyais ceux qui passaient s’arrêter en me regardant : une agitation intérieure me soutenait ; je craignais de ne pas arriver à temps, j’étais pressée de mon supplice ; il me semblait qu’en atteignant au plus haut degré de la souffrance, quelque chose se briserait dans ma tête ou dans mon cœur, et qu’alors j’oublierais tout.

J’entrai dans l’église sans avoir repris ma raison ; la fraîcheur du lieu me calma pendant quelques instants. Il y avait très-peu de monde ; je pus choisir la place que je voulais, et je m’assis derrière une colonne qui me dérobait aux regards, mais cependant, hélas ! me permettait de tout voir. J’aperçus quelques femmes âgées dans le fond de l’église, qui priaient avec recueillement ; et, comparant le calme de leur situation avec la violence de la mienne, je haïssais ma jeunesse, qui donnait à mon sang cette activité de malheur.

Des instruments de fête se firent entendre en dehors de