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DELPHINE.

pouvait le deviner, et je me hâtai de reprendre un livre, et de me préparer à recevoir comme une visite, avec les formes accoutumées de la société, celui que j’attendais avec un battement de cœur qui soulevait ma robe sur mon sein.

Léonce enfin parut ; l’air en devint plus léger et plus pur. Il commença par me dire que madame de Vernon l’avait retenu avec une insistance singulière, sans lui parler d’aucun sujet intéressant, mais le rappelant sans cesse pour le charger des commissions les plus indifférentes. « Elle doit, lui dis-je en faisant effort sur moi-même, chercher tous les moyens de vous captiver ; vous ne pouvez en être surpris. — Ce n’est pas elle, reprit Léonce avec une expression assez triste, qui peut influer sur mon sort, vous seule exercez cet empire ; je ne sais pas si vous vous en servirez pour mon bonheur. » Ce doute m’étonna ; je gardai le silence ; il continua : « Si j’avais eu la gloire de vous intéresser, ne penseriez-vous pas aux prétextes que vous donnez à la méchanceté ? oublierez-vous le caractère de ma mère et les obstacles… » Il s’arrêta et appuya sa tête sur sa main. « Que me reprochez-vous, Léonce ? lui dis-je ; je veux l’entendre avant de me justifier. — Votre liaison intime avec madame de R. ; madame d’Albémar devait-elle choisir une telle amie ? — Je la voyais pour la troisième fois, lui répondis-je, depuis que je suis à Paris ; je n’ai jamais été chez elle, elle n’est jamais venue chez moi. — Quoi ! s’écria Léonce, et madame du Marset a osé me dire… — Vous l’avez écoutée, c’est vous qui êtes bien plus coupable. Ce n’est pas tout encore, ajoutai-je ; ne m’avez-vous pas désapprouvée d’avoir été me placer à côté d’elle ? — Non, répondit Léonce ; je souffrais, mais je ne vous blâmais pas. — Vous souffriez, repris-je avec assez de chaleur, quand je me livrais à un sentiment généreux ! Ah ! Léonce, c’était du malheur de cette infortunée qu’il fallait s’affliger, et non de l’heureuse occasion qui me permettait de la secourir. Sans doute madame de R. a dégradé sa vie ; mais pouvons-nous savoir toutes les circonstances qui l’ont perdue ? A-t-elle eu pour époux un protecteur, ou un homme indigne d’être aimé ? ses parents ont-ils soigné son éducation ? le premier objet de son choix a-t-il ménagé sa destinée ? n’a-t-il pas flétri dans son cœur toute espérance d’amour, tout sentiment de délicatesse ? Ah ! de combien de manières le sort des femmes dépend des hommes ! D’ailleurs je ne me vanterai point d’avoir pensé ce matin à la conduite de madame de R., ni à l’indulgence qu’elle peut mériter ; j’ai été entraînée vers elle par un mouvement de pitié tout à fait irréfléchi. Je n’étais point son juge, et il fallait être plus que son